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Par Papazu, Monika
Le Danemark, modèle de soumission volontaire1
Monika Papazu2
Résumé : Dans le totalitarisme du XXe siècle, la centralité de l’État-parti a conduit à une forme unifiée de pensée collective : langue de bois, pensée unique, exclusion de tout ce qui ne s’y soumet pas (en tant que dissidence, objet de répression), rigidité idéologique toujours plus abstraite. En régime libéral, alors même que nous sommes censés jouir de libertés multiples, d’un arc-en-ciel de choix individuels, d’une possibilité de créativité permanente, la crise sanitaire actuelle permet de constater que le conformisme y est plus total encore que dans la société dite totalitaire. Il faut bien reconnaître que, apparemment situées aux antipodes, les deux formes ont produit des effets identiques, avec cependant une différence essentielle : la soumission résulte avant tout d’une contrainte externe dans le premier cas, tandis qu’elle est essentiellement désirée dans le second. L’entretien ci-après, donné par Monica Papazu à Bernard Dumont, analyse finement, à la lumière du cas danois, cette infantilisation signalant la déchristianisation des peuples.
Monica Papazu a accepté de répondre pour nous à un ensemble de questions sur ce qu’elle a pu constater dans ce pays européen réputé calme et raisonnable depuis le début de la crise du Covid et jusqu’à maintenant.
CATHOLICA –Pouvez-vous, pour commencer, brosser le tableau de la situation au Danemark ?
MONICA PAPAZU – Si un historien du futur ne disposait que des statistiques de mortalité pour dresser le tableau de l’époque que nous traversons, il serait amené à conclure qu’il ne s’est absolument rien passé au Danemark : la mortalité générale n’a pas été en hausse mais en baisse3. Devant ce fait, notre historien se dira que les chercheurs du passé ont dû se tromper, car si le taux de mortalité est resté quasiment constant, alors il n’y a pas eu d’épidémie grave ou de pandémie.
Ce que les statistiques n’ont pas enregistré, car cela ne se laisse pas toujours traduire en chiffres4, c’est le bouleversement radical qu’a subi le pays. Le Danemark n’est qu’un petit rouage d’un processus global de transformation de nos sociétés, mais il est, par certains traits, un miroir grossissant de ce qui se passe partout en ce moment. Or, le phénomène le plus remarquable, ce fut la docilité peu édifiante de la population. Après cet exercice de soumission volontaire, tout devenait possible, même l’impensable. Et il ne fait pas que s’approcher de nous – il est déjà arrivé !
Comment se fait-il que le Danemark ait basculé si facilement dans la soumission ? Quels ont été les points forts de la propagande ?
L’empressement avec lequel une grande partie de la population s’est soumise au régime d’exception s’explique par un faisceau de facteurs dont certains sont communs aux autres pays, tandis que d’autres ont une touche locale. Sur le plan général, le facteur déclencheur a été la peur : peur de la maladie, c’est-à-dire peur de la mort ; le choc de découvrir sa mortalité dans une civilisation déchristianisée, pour laquelle memento mori (« Insensé ! cette nuit même ton âme te sera redemandée ») est devenu un tabou5.
Or, l’effroi est un mauvais conseiller, « il déforme », disait Berdiaev, « tous les jugements de valeur et dénature tous les actes moraux. Il paralyse la liberté de conscience ». D’où l’impératif : « que tes jugements et tes actes moraux ne soient jamais déterminés par l’affectivité de la peur6 ».
Sujette à une féroce propagande d’État et mal informée sur les recherches concernant le virus, sur les enjeux de la politique sanitaire et ses retombées d’ordre légal, moral ou économique – à remarquer l’absence, surtout au commencement de l’épidémie, d’interventions critiques dans la presse et les programmes de radio-télévision, presse et radio-TV étant d’ailleurs subventionnées par l’État –, la majorité de la population danoise a opté pour la sécurité aux dépens de la liberté. Elle l’a fait avec le sentiment de suivre son propre instinct de conservation, et non pas celui de se soumettre aux décisions arbitraires du gouvernement. Entrant en symbiose avec le pouvoir, l’individu perd conscience de sa soumission.
Cependant, ce n’est pas seulement l’instinct de conservation qui a été instrumentalisé et exacerbé – il y a eu quelque chose de pire encore, à savoir un viol des consciences, car la propagande s’est également axée sur l’amour pour autrui, en premier lieu l’amour naturel des enfants pour leurs parents et des parents pour leurs enfants. Le mal est vraiment un parasite du bien. Là encore, l’individu n’a pas eu l’impression de se plier à des décisions politiques contraires aux lois fondamentales du pays et au bon sens, mais de suivre son inclination naturelle et même d’obéir à la loi naturelle. « Protégez les autres ! » (confinement, masques, distanciation sociale, vaccination) a été et reste le slogan le plus fréquent, ce qui revient à dire : « Soumettez-vous pour sauver vos parents et vos enfants ! », « Sacrifiez vos principes, vos libertés pour leur bien ! ».
La famille, les êtres les plus chers ont été pris en otage. Cette technique coercitive diabolique, bien connue dans la société communiste, a été mise en pratique de nouveau, dans un cadre biopolitique qui dissimule son totalitarisme et qui est beaucoup mieux mis au point techniquement que l’ancien.
Le Danemark est un pays connu pour sa bonne gestion. La technique proprement dite a-t-elle eu un rôle à jouer ?
La bonne organisation et la technique se sont avérées un outil important pour s’assurer la docilité de la population. Pour me borner à un seul exemple : lors de l’introduction, le printemps dernier, du passeport sanitaire, des centres de tests rapides ont été mis sur pied en temps record partout, littéralement à tous les coins de rue. On a eu affaire à un système bien huilé, efficace, gratuit et commode pour les « consommateurs ». Le système technicien en tant que moyen de gouvernance du biopouvoir a été accepté de bon gré grâce au mariage bien assorti de la commodité et de la protection qui, pour l’homme actuel, représentent deux valeurs essentielles. Que le passe sanitaire bafoue des droits élémentaires entérinés dans la Constitution (droit au travail, à la libre circulation, au rassemblement ; inviolabilité de la personne) semble avoir été considéré comme moins important que la sécurité biologique. Pour la protection, et grâce à la commodité de procédure, les gens ont accepté l’examen médical qui leur était imposé, et ils ont consenti à être réduits non seulement à un numéro comme les prisonniers du goulag, mais encore à un QR code avec des données biologiques qui, par leur nature, relèvent de la sphère privée, intime, des citoyens. Le système technicien a permis une surveillance inouïe de la population, et, ce qui n’est pas anodin non plus, il a été persuasif en soi, capable, comme l’avait bien saisi Jacques Ellul dans ses livres, de modifier les mentalités. La « crise du Covid » est un exercice d’adaptation de l’homme au système technicien appliqué à son comportement et à sa chair.
Vue de France avec ses manifestations répétées contre les mesures liberticides et discriminatoires, l’absence de révolte au Danemark semble surprenante. L’est-elle aussi vue de l’intérieur ?
À la différence d’autres pays, le gouvernement danois a évité en général l’emploi de la force et a misé sur la pression sociale – c’est un des secrets ou des astuces du « modèle danois ». Ayant bien préparé le terrain par la propagande, le gouvernement a laissé libre champ à la pression sociale pour travailler les mentalités. Certains traits de la civilisation danoise ont été mis à profit, car la société est caractérisée d’une part par un haut degré de cohérence interne (esprit d’entraide, probité, modestie, discipline, tendance à gérer les conflits de manière paisible, d’où l’absence de révolutions au cours de son histoire – c’est le côté positif) et, d’autre part, comme côté négatif, un penchant au conformisme et au nivellement, déjà signalé avec véhémence par Kierkegaard en son temps, et une confiance exagérée, malsaine dans les autorités. Ainsi, certaines restrictions ont eu l’air de recommandations plutôt que de règles dont la violation entraînerait des sanctions.
Un exemple parmi d’autres : à aucun moment le port du masque n’a été strictement obligatoire. Le résultat a été celui escompté : presque personne ne s’est prévalu de ce droit (courtoisie, désir d’éviter des situations désagréables, peur du virus ont joué ensemble). Qui plus est, un nombre considérable d’entreprises et d’institutions ne se sont pas bornées à suivre les recommandations, mais ont fait un excès de zèle en rendant d’abord le port du masque et plus tard le passeport vaccinal obligatoires sur le lieu du travail. « Une main de fer dans un gant de velours » est un principe politique très efficace. Il fait éviter les affrontements, met en marche les rouages intermédiaires du pouvoir, déclenche des mécanismes disciplinaires à l’intérieur de la société et finit par engendrer la soumission. C’est par le biais de la soumission au groupe que s’instaure la soumission au pouvoir.
Comment « la pandémie de la peur » s’est-elle déroulée au Danemark ? En quoi a-t-elle modifié les rapports entre gouvernants et gouvernés ?
La peur n’aurait pas été paralysante à ce point – une vraie panique de fin du monde – si elle n’avait pas été savamment, avec l’aide d’experts en psychologie des comportements7, induite par le pouvoir. Les gouvernements, y compris celui du Danemark, ont – pour le bien du peuple – eu recours à un discours scientiste basé sur « la logique du pire8 » et mêlant faits et fictions cauchemardesques (les modèles mathématiques de l’Imperial College de Londres en sont un exemple patent9). Le discours anxiogène a même été relayé par la reine Margrethe II qui, dans une apparition télévisée, a fait savoir à ses sujets qu’ils devaient se soumettre sans faute aux exigences des autorités10. La biopolitique recevait ainsi la bénédiction d’un monarque par la grâce de Dieu, monarque qui aurait dû garantir le respect de la Constitution et donner des jalons spirituels. Fait significatif, les phrases finales, caractéristiques des discours de la reine depuis des décennies, ont brillé par leur absence. Ces phrases sont : soit « Gud bevare Danmark ! », « Que Dieu préserve le Danemark ! », soit « Gud i vold ! », « Remettons-nous à la grâce de Dieu ! » Au moment de la crise, Dieu était mis en quarantaine hors des frontières du royaume.
Une fois installée, la peur a fait naître une attente, un espoir de salut que le Premier ministre Mette Frederiksen a attrapé au vol en déclarant qu’« une seule mort [à cause du coronavirus] était une tragédie11 » et que pas une vie ne devait être perdue. Promesse exorbitante qu’aucun pouvoir terrestre ne saurait tenir, et qui marque justement une sortie de la réalité. Un gouvernement qui promet l’immortalité à ses citoyens !
Par contre, il y avait tout lieu d’entretenir un espoir réaliste : que les médecins feraient leur devoir comme d’habitude et que le système médical, que l’on sait bien organisé, compétent et disposant de capacités hospitalières généreuses, ferait sans problème face à une épidémie qui est loin d’être aussi mortelle que la peste – ce qui s’est avéré exact. C’est dans cette lumière que les autorités sanitaires danoises ont, pareillement aux suédoises, évalué la situation, et c’est pourquoi elles se sont, au début, opposées sans équivoque au confinement du pays. Mises devant un fait accompli – la déclaration du confinement –, elles se sont néanmoins vite pliées aux desiderata politiques12.
C’est la peur panique et le faux espoir qui sont la substance même dont se nourrit le pouvoir, car ils sont à la racine de la lâcheté et de la soumission. Au lieu de se révolter à l’annonce du confinement, la plupart des Danois ont poussé un soupir de soulagement, comme un enfant qui met sa main dans la main protectrice de sa mère. Le transfert émotionnel a été évident : Venez à moi et je vous donnerai du repos…
Le langage quotidien n’a pas manqué d’enregistrer cette régression psychologique collective. De nouveaux lieux communs sont apparus. Le premier, c’est Mor Mette passer paa os, « La mère Mette [Frederiksen] prend soin de nous » ; le second, c’est Vi passer paa hinanden, « Nous prenons soin les uns des autres ». Cette phrase bienveillante est empruntée au langage pédagogique des jardins d’enfants et représente le message collé aux vitres des magasins, des institutions, des gares et parfois même des églises, message accompagné d’images explicatives qui en contredisent le contenu, à savoir la muselière et les flèches qui indiquent la distanciation physique. Donc : interdit aux pestiférés (potentiels) de (se) parler, de reconnaître leurs amis et de s’approcher d’eux. Les deux expressions sont aujourd’hui entrées dans le langage courant des adultes qui les emploient sans ombre d’ironie.
Y a-t-il des raisons spécifiques liées à l’éducation qui rendraient compte de la docilité de la population danoise ?
L’infantilisation de masse n’est pas un phénomène subit. La crise actuelle n’a fait que révéler une réalité qui était déjà là. Le Danemark est une société « sans pères13 », féminisée, axée sur des notions de protection et de tolérance, sans que celles-ci soient tenues en équilibre par les vertus viriles de justice, de vérité, de courage, de respect de la hiérarchie des valeurs, de responsabilité personnelle, d’indépendance14. L’éducation dans les institutions préscolaires, que peu d’enfants ont le privilège de pouvoir éviter, est très permissive en apparence, mais elle correspond en profondeur à la pédagogie rousseauiste : l’enfant « ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse » ; et encore : « Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même15. »
Une enfance passée en groupe – où l’on a été soumis à l’autorité « effrayante et vraiment tyrannique […] de la majorité16 » – et surveillée en permanence ne saurait engendrer que le conformisme. Inculquée dès le bas âge, la docilité envers les autorités, qui a pour contrepartie de saper l’autorité naturelle des parents, a toutes les chances de se maintenir durant la vie entière, d’autant plus que l’enseignement scolaire, caractérisé par « l’acharnement contre les connaissances17 », le relativisme, l’appel constant aux sentiments au lieu de l’apprentissage de la discipline de pensée, ne fait, lui aussi, que rendre les gens facilement manipulables.
Ainsi, ce ne sont pas les personnes âgées mais celles appartenant à la tranche d’âge 12-50 qui, dans cette période covidienne, se sont montrées les plus influençables, prêtes à exercer, au nom de leur amour pour eux, une pression sur leurs parents et leurs grands-parents. Là encore, la famille est prise en otage et elle risque d’être déchirée.
Prise en son ensemble, la société danoise actuelle a été façonnée par l’État-mère ou l’État-providence qui, comme l’on disait au temps de la Révolution française, « s’empare de tout l’homme sans le quitter jamais18 ». Du berceau jusqu’au cercueil, l’État l’éduque, le socialise, le nourrit, subvient à ses besoins, s’empresse de répondre à ses lubies (opérations gratuites de changement de sexe), et tente, selon le programme social-démocrate, « d’empêcher l’apparition de la pauvreté, des malheurs et des maladies19 ». L’individu est maintenu, presque à son insu, en un état de dépendance envers l’État. Mettre en question les décisions de l’État bouleverserait ses habitudes mentales et affecterait fortement son sentiment de sécurité. Par conséquent, il sera peu enclin à se révolter, à défendre sa liberté et celle des autres. Ni face aux mensonges du pouvoir, ni face à l’injustice des mesures, il n’y a eu de sursaut d’indignation, ce qui dénote un effondrement de la morale. Comme disait Dostoïevski par la bouche du Grand Inquisiteur : « As-tu oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? »
Une société infantilisée ne serait-elle pas plutôt une « dissociété » ?
La soumission volontaire ne peut pas créer une communauté – elle n’est qu’un comportement mimétique d’individus isolés dans le cocon de leur propre peur ; il n’y a ici ni foi commune ni un commun attachement à un bien objectif, à la vérité ou à la justice.
La dissolution du lien social devient de jour en jour plus manifeste.
S’il n’y a pas de heurts entre le gouvernement et la population20, il y a en revanche un conflit entre la masse embrigadée et la minorité de non-vaccinés. Le fait que cette minorité presque inexistante (5 % des plus de 50 ans21) soit, contre toute évidence, perçue comme le plus terrible danger public témoigne d’une grave perte du sens du réel. Rappelons que les risques de la vaccination ne sont pas exclus : les chiffres des cas présumés ou suspectés publiés par l’Agence européenne des médicaments (EMA) en novembre 2021 indiquent 7 526 décès, soit 412 571 cas d’effets adverses dont 5 520 décès (Comirnaty – Pfizer/BioNTech)22 ; 214 528 cas d’effets adverses dont 1 259 décès (Vaxzevria – AstraZeneca)23 ; 94 636 cas d’effets adverses dont 549 décès (Spikevax – Moderna)24 ; 28 244 cas d’effets adverses dont 198 décès (Janssen – Johnson & Johnson)25. Et, en même temps, que les bénéfices sont incertains : le sérum expérimental dit vaccin n’empêche pas la transmission du virus et la protection qu’il confère diminue au bout de deux ou trois mois26.
En revanche, ce qui est certain, c’est que le mécontentement que ressentent tous (peur de la maladie, manque de liberté, insécurité sociale, hausse des prix, crise économique) est canalisé contre « l’ennemi du peuple » responsable de tous les maux. C’est une affaire de propagande pour écraser toute liberté de décision individuelle et obtenir la soumission de tous, sans exception. Au cours de la conférence de presse du 8 novembre, dans laquelle il annonçait la réintroduction du passeport sanitaire, le Premier ministre a tenu des propos d’une rare virulence : « Ils [les non-vaccinés] sont responsables de la société danoise en son entier en ce moment. […] Le gouvernement se tient aux côtés des près de 90 % qui font ce qu’ils ont à faire. On ne permettra pas aux autres de poursuivre leur action destructrice27. »
Le fantasme de « l’ennemi du peuple », vieille hantise du communisme, n’aurait pas pu s’implanter dans les consciences si le tissu social n’avait pas déjà été fragilisé au cours d’un an et demi de bouleversements – bouleversements qui n’ont pas été dus à l’épidémie en soi, mais au régime d’exception. « L’ennemi du peuple » est l’écran derrière lequel peut se cacher le gouvernement, en esquivant ses responsabilités pour n’avoir pas tenu ses promesses démesurées (l’éradication du virus – et même de la mort) et pour continuer sa politique liberticide. Nous assistons à un lynchage verbal, de plus en plus répandu dans la presse, des « asociaux », des « égoïstes », des « collabos du virus » qui menacent la liberté et la vie de tous – ils sont les nouveaux lépreux, les impurs.
Cela confirme ce qu’écrivait Agamben : « La vie nue – et la peur de la perdre – n’est pas quelque chose qui unit les hommes, mais qui les aveugle et les sépare28. »
À la différence du totalitarisme communiste, le totalitarisme biopolitique ne s’instaure pas par la prise du pouvoir d’un groupe violent, mais par la coopération bénévole, selon le principe de la moindre résistance des masses. L’homme moderne n’est pas, comme l’imaginait Kant, l’homme arrivé à sa majorité, un être qui pense et décide par lui-même et qui ne se plie plus aux autorités ; c’est, au contraire, l’homme entré dans un état de minorité chronique. L’autonomie (être sa propre loi) ne saurait mener nulle part ailleurs, car elle signifie absence de repères objectifs, sans lesquels l’homme ne peut maintenir sa conscience morale et sa liberté.
Étant donné que cette période a été vécue par beaucoup de gens sur un mode catastrophique, comme une confrontation avec la mort, n’aurait-il pas été besoin, plus que jamais, de faire entendre le message de la Résurrection ? Le « n’ayez pas peur ! » toujours répété dans la Bible ? Comment a réagi l’Église luthérienne danoise ?
Face à l’épidémie de peste qui avait frappé l’Empire romain, saint Cyprien de Carthage écrivit, aux alentours de 250, une grande lettre pastorale – « De la condition mortelle de l’homme29 » – pour affermir la foi et le courage de ses ouailles. Il leur rappelait qu’ils étaient des citoyens du Royaume qui n’est pas de ce monde et qu’ils étaient appelés à se montrer de vrais soldats du Christ ressuscité (« Ego sum Resurrectio ») en témoignant de leur foi par leur courage à affronter les épreuves : « c’est dans la mêlée que se voit le courage d’un soldat », in acie miles probatur. C’est ainsi que parle la tradition chrétienne.
Le contraste avec l’attitude actuelle ne pourrait pas être plus grand. Durant une longue période, les lieux de culte (y compris pendant les Fêtes de Pâques et de Noël) ont été fermés – avec l’assentiment de la hiérarchie et de la plupart du clergé. Lorsque les restrictions ont commencé à être levées, l’Église a été la dernière à le faire, après les salles de « sport libre », fitness, les salons de coiffure, les ateliers de tatouage, se rangeant d’elle-même au niveau le plus bas parmi les institutions et les commerces « non essentiels ».
Cette réaction n’a rien pour surprendre, car l’Église luthérienne danoise tend, à l’exception des minorités « traditionalistes », à se conformer au siècle présent : par exemple, elle a accepté, à la demande de l’État, de célébrer des « mariages » homosexuels.
La fermeture des églises a eu lieu sous le slogan « L’Église est solidaire de la société ». Au nom de la « solidarité » – une tout autre espèce de solidarité que le Solidarność polonais – l’Église s’est retirée en abandonnant la société à son sort. Le slogan reflète pourtant une situation de fait : l’Église se fond dans la société et se confond avec elle ; elle embrasse les valeurs du sécularisme quelles qu’elles soient. Dès lors, elle n’a plus rien à dire à une communauté, qui a grandement besoin de repères spirituels, d’ancrage transcendant. Pour l’homme réduit à sa chair tremblante, il n’y a plus rien d’autre que la survie. La question du sens ne se pose plus.
Dans le vide créé apparaît une autre religion qui existait déjà mais que « la crise du Covid » a poussée sur le devant de la scène. Cette religion a ses gestes rituels : désinfectez-vous les mains ; mettez-vous les masques ; saluez du coude ; tenez-vous à distance ! Elle a ses grands prêtres – ce ne sont pas les scientifiques, mais les décideurs en santé publique ; ce n’est pas « la Science au Pouvoir », mais son instrumentation politique – comme elle a son puritanisme (hygiénique, eugénique, alimentaire). C’est une religion hantée par le péché, par une culpabilité sans rédemption : l’un des paradigmes importants des dernières décennies a été justement celui du malade coupable. À force de vouloir tout prévenir on arrive à transformer, comme au pays des Morticoles décrit par Léon Daudet, la population entière en malades et, qui plus est, en malades responsables de leur maladie30, ce qui mène à la disparition de la compassion. La religion immanente de « la vie nue » est sans merci : la maladie et la mort cessent d’être perçues comme malheurs inhérents à la condition humaine et tendent à être considérées comme des accidents évitables. La logique biopolitique, utopique en son essence car elle transforme la réalité en fiction, rejoint celle des sociétés totalitaires : si le paradis terrestre – ou l’immortalité – n’est pas encore atteint, c’est à cause de la mauvaise volonté de quelques retardataires de l’histoire, auxquels il faudra ôter la possibilité de nuire. Une bonne purge, et tout s’arrangera !
Comment pourrait-on interpréter la crise présente par rapport au projet moderne de domination sur la nature ?
La secousse ressentie par nos sociétés s’explique en bonne mesure par le fait que l’apparition du virus a mis en question le projet de maîtrise de la nature qui a façonné la mentalité moderne. Un événement inattendu est survenu et il a pris les dimensions d’une catastrophe planétaire, car l’homme s’est trouvé démuni devant la condition humaine qu’il pensait maîtriser.
Cette secousse existentielle n’a pas pour autant entraîné une réelle prise de conscience ; en grec la κρίσις krisis – « choix, contestation, jugement, crise » – a été dépouillée de son caractère d’examen critique, de jugement, elle a même poussé le projet en avant. L’acharnement contre la condition humaine s’est révélé acharnement contre l’homme dans sa complexité et sa liberté faillible. À l’ère de la technique – technique qui représente précisément la maîtrise de la nature –, l’homme est réduit au statut d’objet de la technique, privé de dimension humaine. Comme l’écrivait C.S. Lewis il y a longtemps, le pouvoir sur la nature devient avec le temps pouvoir sur « l’homme réduit à la nature » ; finalement, « le pouvoir de l’homme sur la nature, c’est le pouvoir de certains hommes sur d’autres31 ».
Si ce pouvoir a été accepté, c’est qu’il incarne la promesse – illusoire – d’un affranchissement de la condition humaine. C’est pourquoi le ministre danois de la justice a pu déclarer : « Plus vous êtes surveillés, plus vous serez libres32 » C’est du pur Orwell : « la liberté, c’est la servitude. » Le pire, c’est qu’on commence à le croire.
(Propos recueillis par Bernard Dumont)
1 Reproduction aimablement autorisée de Catholica n°154, hiver 2022.
2 Monica Papazu, Roumaine établie au Danemark, a exercé la fonction de maître de conférences en littérature à l’Université d’Odense, et enseigné la patrologie à l’Institut d’études post-universitaires pour les pasteurs de l’Église luthérienne à Løgum Kloster.
3. De mars 2020 à octobre 2021 : 2 707 décès liés au Covid (https://dst.dk/da/Statistik/covid-19-hurtige-indikatorer). Mortalité générale en 2018 : 55 232 ; en 2020 : 54 645
(https://dst.dk/en/Statistik/emner/borgere/befolkning/doedsfald). En 1995-1996 et en 1998-1999 la grippe saisonnière avait tué 4 000-5 000 personnes (NIELSEN et al., « Excess mortality related to seasonal influenza and extreme temperatures in Denmark, 1994-2010 », BMC Infectious Diseases, 11/2011 : https://ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3264536/).
4. Dr Denis G. RANCOURT, Dr Marine BAUDIN & Dr Jérémie MERCIE, « Nature of the Covid Era Public Health Disaster in the USA : From All-cause Mortality and Socio-geo-economic and Climatic Data », Global Research, 26 octobre 2021. Selon les auteurs, les différences significatives de mortalité entre les pays d’Europe et les États-Unis et entre les différents États américains ne sauraient s’expliquer par la maladie à coronavirus en soi, qui aurait dû frapper partout de la même façon, mais seraient la conséquence néfaste des restrictions qui, provoquant un stress chronique (insécurité, pauvreté, aggravation des maladies préexistantes), ont eu un impact négatif sur la santé publique.
5. Sur ce sujet, je me permets de vous signaler que j’ai publié deux études : une première dans laquelle je rappelais, face à la fermeture des églises, le courage avec lequel les Pères de l’Église réagissaient aux épidémies, et une seconde sur la réduction de l’homme à ce que Giorgio Agamben appelle « la vie nue » comme reflet de la déchristianisation.
6. Nicolas BERDIAEV, De la Destination de l’homme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, p. 231.
7. Au Danemark, il s’agit du groupe de recherches HOPE qui a pour objet d’étude « la mentalité de troupeau [sic] », flokmentalitet ; au Royaume-Uni, de SPI-B (Scientific Pandemic Influenza Group of Behaviour) et d’autres organismes ressemblants. Voir l’ouvrage bien documenté de Laura DODSWORTH, A State of Fear. How the UK government weaponised fearduring the Covid-19 pandemic, Londres, Pinter & Martin Ltd, 2021.
8. Sur le rôle de la fiction dans l’élaboration des « scénarios du pire » qui auront une influence déterminante sur les politiques de santé publique : Patrick ZYLBERMAN, Tempêtes microbiennes. Essai sur la politique desécurité sanitaire dans le monde transatlantique, Paris, Gallimard, coll. NRF, 2013.
9. Thomas Aastrup RØMER, Den Store Nedlukning. Dagbog fra biostatensfoerste år [Le Grand Confinement. Journal de la première année du biopouvoir], Copenhague, U Press, 2021, p. 99-101, 186-187, 270.
10. Discours du 17 mars 2020 : https://kongehuset.dk/nyheder/laes-hm-dronningens-tale-til-befolkningen
11. https://stm.dk/statsministeren/taler/statsminister-mette-frederiksens-indledning-paa-pressemoede-i-statsministeriet-om-corona-virus-den-6-april-2020/
12. Le Premier ministre, Mme Mette Frederiksen, a directement menti quand elle a affirmé, en mars 2020, que c’était les autorités de santé publique (Sundhedsstyrelsen) qui avaient recommandé le confinement : A. RØMER, op. cit., p. 44, 81, 109, 166, passim.
13. Henrik JENSEN, Det Faderløse Samfund [La Société sans père(s)], Copenhague, People’s Press, 2011.
14 Ndlr. Dans cette ligne, se reporter à l’ouvrage, traduit en français, du Dr Alexander van der DOES de WILLEBOIS, La Société sans père, Flavigny, Éd. de Clairval, 2013, recensé dans Le Cep n°87, juin 2019.
15. J.-J. ROUSSEAU, Émile. ou De l’éducation, (La Haye, 1762) Paris, Flammarion, 2009, p. 168-169. Sur l’éducation rousseauiste au Danemark : Henning FONSMARK, Kampen mod Kundskaber (L’Acharnement contre les connaissances), Copenhague, Gyldendal, 1996.
16. Hannah ARENDT, La Crise de la culture. Huit exercices de penséepolitique, Paris, Gallimard Folio, 1972, p. 233.
17. H. FONSMARK, op. cit., note 12.
18. J.-P. RABAUT SAINT-ÉTIENNE, cité par Xavier MARTIN, Sur les Droits de l’Homme et la Vendée, Grez-en-Bouère, DMM, 1995, p. 38.
19. H. FONSMARK, Historien om den danske Utopi (L’Histoire de l’utopie danoise), Copenhague, Éd. Gyldendal, 1990, p. 151.
20. Même l’extermination contraire à la loi, en novembre 2020, de tous les visons (16 millions), dont la plupart étaient sains, n’a pas suffi à ébranler la confiance de la population dans le gouvernement. Cette mesure d’expropriation illégale, exécutée manu militari (par l’armée et la police), représente l’anéantissement d’une branche industrielle importante (mais non politiquement correcte) du pays.
21. 95 % des personnes de plus de 50 ans et 86 % des Danois âgés de plus de 12 ans ont déjà été vaccinés : Statens Serum Institut, le 2 novembre 2021 (https://nyheder.tv2.dk/samfund/hvor-mange-er-vaccineret-i-danmark-nyeste-vaccinetal-overblik).
22 https://ema.europa.eu/en/documents/covid-19-vaccine-safety-update/covid-19-vaccine-safety-update-comirnaty-11-november-2021_en.pdf (voir p. 4).
23 https://ema.europa.eu/en/documents/covid-19-vaccine-safety-update/covid-19-vaccine-safety-update-vaxzevria-previously-covid-19-vaccine-astrazeneca-11-november-2021_en.pdf
24 https://ema.europa.eu/en/documents/covid-19-vaccine-safety-update/covid-19-vaccine-safety-update-spikevax-previously-covid-19-vaccine-moderna-11-november-2021_en.pdf
25 https://ema.europa.eu/en/documents/covid-19-vaccine-safety-update/covid-19-vaccine-safety-update-covid-19-vaccine-janssen-11-november-2021_en.pdf
26 Anika SINGANAYAGAM, Seran HAKKI, Jake DUNNING et al., « Community transmission and viral load kinetics of the SARS-CoV-2 delta (B.1.617.2) variant in vaccinated and unvaccinated individuals in the UK : a prospective, longitudinal, cohort study », The Lancet, 28 octobre 2021.
27. https://medwatch.dk/samfund/article13446416.ece
28. Giorgio AGAMBEN, le 17 mars 2020 (https://quodlibet.it/giorgio-agamben-chiarimenti).
29. CYPRIEN de Carthage, « De mortalitate », in Corpus scriptorum ecclesiasticorum Latinorum, AU Vienne, Akademie der Wissenschaften, 1866.
30 C’est l’effet pervers de la New Public Health (NPH) qui, depuis les années 1970, martèle l’idée du malade responsable de sa maladie. D’où les campagnes agressives contre l’alimentation nocive, l’obésité, le sédentarisme, qui, pour bien intentionnées qu’elles soient, s’achèvent en une culpabilisation des malades.
31. C. S. LEWIS, The Abolition of Man (1943), Glasgow, Collins, 1990, p. 43-44, 35.
32. « [M]ed overvaagning stiger friheden », déclara Nick Hækkerup au cours de la séance du parlement du 6 décembre 2019, et il l’a souvent répété depuis (https://youtube.com/watch?v=SaXnfZVnb34).