Partager la publication "Le Hasard et l’anti-hasard"
Par Pr Hubert Saget
SCIENCE ET TECHNIQUE
« Les rationalistes fuient le mystèrepour se précipiter dans l’incohérence »
(Bossuet)
Résumé : En 1970, Jacques Monod, tout auréolé du Prix Nobel qu’il venait de recevoir avec François Jacob, publia Le Hasard et la Nécessité. Il y faisait du hasard une sorte de cause explicative et le Pr. Hubert Saget fut chargé par des membres de l’Institut de répondre à cette idée absurde, mais si utile – et même nécessaire – à la croyance évolutionniste. Il y a hasard lorsque deux séries indépendantes d’événements se rencontrent (Cournot). Mais dans l’univers harmonieux et cohérent qui est le nôtre, comment être sûr qu’un lien caché n’introduit pas quelque unité entre deux phénomènes ? En médecine, la perte d’unité, le chaos, c’est la maladie. Elle n’explique pas la vie ; elle la suppose. C’est l’anti-hasard (ou la finalité) et non le hasard qui permet d’expliquer et de comprendre.
« A celui qui refuse la vérité, Dieu fera accepter le mensonge ». Le livre de Jacques Monod qui a eu tant de succès dans les « campagnes », Le Hasard et la Nécessité, n’avait pas d’autre raison d’être que le refus d’une causalité intelligente et transcendante, dont la vérité s’impose si fortement, que seule une mauvaise foi d’une force égale pouvait conduire l’auteur à proposer du monde une explication aussi faible et fallacieuse. Encore Monod avait-il l’excuse de n’être pas philosophe de profession.
Mais qu’il ait pu trouver des thuriféraires parmi les éminents professeurs de philosophie de l’époque, montre à quelles aberrations peut mener le refus de Dieu, car le contresens philosophique sur la « nécessité », entre autres, était tellement énorme, qu’on s’étonne que les critiques aient d’abord porté sur le « hasard », tout aussi faussement invoqué, bien sûr, alors que l’une et l’autre notion étaient également d’une fausseté infernale (false as Hell dit Shakespeare dans Othello).
« Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre », écrit Simone Weil dans L’Enracinement. Il n’en est pourtant jamais fait mention. « On a peur de lire, une fois qu’on s’est rendu compte de l’énormité et de la quantité des faussetés matérielles qui s’étalent sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l’eau d’un puits douteux ».
Lorsque parut en 1970 Le Hasard et la Nécessité, j’avais été mandaté par quelques membres de l’Institut, dont mon maître René Poirier, pour lui répondre, étant alors le seul parmi les philosophes, à avoir suivi de près les travaux réalisés à l’Institut Pasteur par l’équipe « Jacob, Monod et Lwoff » si justement récompensée par le prix Nobel. C’est à cette fin que j’avais écrit une thèse Ontologie et biologie, pour laquelle me fut attribué le prix « Louis Liard », par l’Académie des sciences morales et politiques, et dans un second temps Le Hasard et l’anti-hasard, sur lequel je vais présenter quelques aperçus.
La théorie synthétique de l’Evolution, qui prétend expliquer la vie par des causes naturelles, et qui est aujourd’hui encore admise à peu près comme un dogme, repose sur trois axiomes :
- le hasard
- la continuité des formes naturelles
- la nécessité.
Le hasard. Pourquoi le hasard comme principe d’explication ? A celui qui refuse une causalité intelligente et transcendante, il ne reste pas d’autre alternative pour expliquer le monde, qu’une causalité aveugle et immanente, autrement dit, le seul « Hasard ».
A celui qui refuse la causalité de l’Etre, il ne reste que celle du Néant. Que le hasard soit cette causalité du non-être et de l’absence, c’est ce qui résulte de la définition de Cournot, aujourd’hui universellement admise comme un concept interdisciplinaire : « Rencontre de séries causales indépendantes ».
La rencontre de deux voitures qui se télescopent au coin d’une rue n’est un hasard que si aucun des deux conducteurs n’a voulu tuer l’autre, ou se suicider.
Sinon, ce n’est pas un hasard, c’est la réalisation d’une intention, ou d’un projet prémédité.
Pour qu’il y ait vraiment hasard, il faut que rien ne vienne atténuer la pure extériorité, la pure altérité, l’ignorance réciproque des deux séries qui interfèrent, en l’espèce celle des deux véhicules, le vide et le blanc de l’absence qui les sépare, de l’espace qui les distingue.
Dès que leur dualité se trouve survolée par une puissance d’intégration, le hasard diminue ou disparaît pour faire place à la finalité. Il suffit que l’esprit s’avance pour que le hasard recule.
Mais il faut tout de suite observer que cette puissance d’intégration, par laquelle les deux séries vont devenir dépendantes l’une de l’autre, ne peut être conçue que comme transcendante à la pure extériorité de l’espace, et que comme « spirituelle » au sens large, car c’est par elle que les deux séries (les deux véhicules dans notre exemple) indépendantes spatialement, matériellement, vont devenir dépendantes spirituellement.
Elles deviennent dépendantes lorsque l’un des deux conducteurs, celui qui veut tuer l’autre, ou se suicider, règle la conduite de son véhicule sur celle de l’autre, pour qu’elles puissent se rencontrer.
Indépendantes spatialement, dépendantes spirituellement, c’est une performance qui n’est accessible qu’à l’esprit, ou à une puissance de liaison analogue à l’esprit ; c’est pourquoi j’ai dit force de liaison spirituelle « au sens large » – au sens très large -puisque toute puissance de synthèse, par laquelle est niée la pure négativité de l’espace, est susceptible de jouer un rôle homogène à celui de l’esprit, hétérogène à celui de l’espace. Toutes ? Oui, toutes, et y compris la gravitation, comme Newton, et son vulgarisateur Voltaire, en étaient parfaitement conscients.
Dans l’une de ses lettres à Bentley, Newton, qui était un mystique, dit de la gravitation : « Force hyperphysique, agissant selon une loi mathématique précise.»
Et Voltaire, dans le même esprit, quand on lui demandait quelle était la cause de la cohésion du système solaire, répondait que cette cause était l’attraction, qui est une chose réelle, « puisqu’on en démontre les effets et qu’on en calcule les proportions. La cause de cette cause est dans le sein de Dieu.» Ceci dans la XIVe Lettre philosophique. On ne saurait mieux dire !
Car l’attraction est une « action sans agent », qui agit à toute distance, sans intermédiaire matériel, bien qu’elle diminue comme le carré de la distance, et c’est d’ailleurs la seule chose compréhensible, encore que négative, de la fameuse formule F=KMM’/ D2 car c’est la loi de croissance des surfaces sphériques, en fonction de la distance radiale.
Mais en tant que telle l’attraction à distance est et demeure à jamais incompréhensible, et c’est ce qui fait dire à Alexandre Koyré, dans les Etudes newtoniennes (p.36) : « Les corps s’attirent les uns les autres, agissent les uns sur les autres – ou du moins se comportent comme s’ils le faisaient. Mais comment arrivent-ils à accomplir cette action, à franchir l’abîme du vide qui si radicalement les sépare et les isole les uns des autres ? Nous devons avouer que personne, pas même Newton, n’a pu (et ne peut) expliquer ou comprendre ce « comment.»
Pas même Newton ? Pas même Einstein, car parler de « courbure d’espace » est une image, ce n’est pas une explication !
Le grand Maxwell, au milieu du XIXe siècle, disait qu’on admirerait à l’égal de Newton, celui qui donnerait une explication de sa loi. Mach, au début du XXe siècle, que l’ « incompréhensibilité extraordinaire de la gravitation était devenue avec l’habitude une incompréhensibilité ordinaire ; qu’on s’était habitué à utiliser l’attraction comme principe d’explication, alors que le stimulant à s’enquérir de son origine avait peu à peu disparu.»
Voyez le paradoxe de tout cela : on utilise comme moyen d’explication une loi qui mériterait d’être traitée comme fin d’une tentative d’explication. Dès lors, qu’est-ce donc que la gravitation ? Que représente donc l’attraction ? C’est l’ANTI-HASARD dans toute sa splendeur !
L’anti-hasard, sans lequel les planètes, les satellites, suivraient un chemin inertial, rectiligne, sans accélération, ni décélération, ni changement de direction, le seul mouvement « dont il n’y a pas lieu de poser à la nature la question de son origine » (Prigogine), le seul immédiatement compréhensible : bref sans lequel les éléments du système solaire, planètes, satellites et le Soleil lui-même, seraient abandonnés au HASARD, autrement dit sans lequel il n’y aurait aucun SYSTEME, aucune UNITE qui vînt compenser leur dispersion, et sans lequel nous ne serions pas là pour en parler !
N’oublions pas que le problème auquel s’était attaqué Newton est celui de la cohésion du système solaire. Comment le système solaire constitue-t-il une UNITE, en dépit de la PLURALITE, de la dispersion des corps qui le constituent, planètes, satellites, et le soleil lui-même ?
L’anti-hasard, à tous ses niveaux, est donc inconnaissable, bien qu’essentiel au monde. Il faut se faire à l’idée que l’essentiel est invisible. L’unité n’est pas de ce monde, tout en existant dans ce monde, comme ce qui lui donne vie et valeur.
Par exemple, ce qu’on appelle la santé, est l’unité sans défauts de l’organisme jeune, qui échappe à toute définition. Et c’est pourquoi l’histoire de la médecine fourmille de multiples maladies, mais c’est très tardivement qu’on s’est préoccupé de définir la santé (remarque déjà faite par Kant). Encore n’a-t-on trouvé pour la définir, que la formule très belle, mais toute négative de Leriche : « La vie dans le silence des organes ». On ne définit pas un silence, on ne détermine pas une transparence. Or la santé, c’est l’unité de silence et de transparence du corps qui est dans le monde comme n’y étant pas (on rejoint la formule de saint Paul), l’organisme écrasé sur soi, aussi peu que possible compromis avec les puissances de division de l’espace et du temps, c’est-à-dire « de ce monde » auquel il appartient sur le mode du refus et du repli.
Ensuite vient la maladie qui isole, disloque, analyse, désorganise, et préfigure la désunion finale de la mort (« ce qui n’a plus aucun nom dans aucune langue », comme dit Tertullien, et après lui Bossuet). La maladie est analytique, la santé est synthétique.
La maladie est avant tout perte d’unité (c’est un médecin qui vous parle), perte physique et métaphysique à la fois. Et au-delà de la mort, il y a encore la « dispersion », comme disent les notaires, des objets qui avaient appartenu à un vivant, une fois que la « force de possession » de la vie est partie.
De l’Un au multiple, c’est le destin de toute structure, y compris de l’univers, des galaxies, des astres rayonnants qui perdent leur pouvoir de donner la vie, c’est-à-dire l’unité qui les constitue eux-mêmes. De l’Anti-Hasard au Hasard, voilà la destinée de l’être, plongé dans l’espace, venu de la transcendance, compromis avec l’immanence de l’extériorité.
Si je mets en marche mon véhicule, que j’enclenche une vitesse et que je me retire, et s’il parcourt 100 m sur la route sans tomber dans le fossé, j’admettrai que ce soit par hasard. S’il va tout seul de Dunkerque à Bayonne, jamais je ne croirai qu’il ait pu le faire sans être guidé.
Ces exemples triviaux pour rappeler que notre esprit ne saurait admettre que l’ordre sorte sans raison du désordre, ou le plus du moins, ou l’être du néant, car cela revient au même, et ce n’est pas seulement une vérité que je découvre, c’est un principe qui se rattache aux plus hautes exigences de la raison, c’est la raison elle-même dans son rapport avec le monde.
C’est de ce principe que procède le fameux Discours d’Octavius, prononcé en l’an 211, et qui suffit à convertir son ami africain, qui devint saint Cécilius, preuve qu’un esprit humain pas encore encombré de notions « scientifiques », était déjà armé pour découvrir la vérité :
« Je suppose, dit Octavius, que vous entriez dans une maison dont les appartements sont magnifiquement meublés, et où tout se trouve dans l’ordre le plus parfait. Vous ne pouvez douter, à ce spectacle :
1 – qu’il y a un maître qui veille à tout
2 – que ce maître soit d’une nature très supérieure à tout ce que vous admirez.
De même si vous considérez le Ciel et la Terre, et l’arrangement et l’harmonie de tous les êtres qui les composent, et qui forment un ensemble admirable, vous ne pourrez révoquer en doute l’existence d’un seigneur suprême, qui par ses perfections efface l’éclat des astres, et qui soit infiniment plus digne de vénération que tout ce qui est sorti de ses mains.»
Pour être à la portée des esprits les plus ordinaires (car Dieu est juste et il faut que la Vérité soit accessible à tous), cet argument n’en a pas moins une force et une évidence que toute la subtilité du monde ne saurait affaiblir.