Accueil » Mettre en formules n’est pas comprendre

Par Lesty, Michel

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Résumé : Il arrive qu’un « courrier des lecteur », par sa teneur et sa longueur, puisse se transformer en article. C’est ici le cas, avec cette réflexion sur les limites de la physique telle qu’Isaac Newton nous l’a léguée. La « force » y devient une inconnue mathématique dont la grandeur est régie par une formule. Cette quantification a, certes, permis des développements techniques importants, mais on peut s’interroger sur ce qu’on a vraiment « compris » en appliquant cette méthode. En revanche, les intuitions physiques de René Descartes sont toujours d’actualité.

Dans le numéro 63 du Cep, l’article « Le réductionnisme, voilà l’ennemi ! » m’a intéressé, et m’inspire quelques réflexions. Il y est écrit : « Une filiation intellectuelle existe bien depuis le mécanisme cartésien réduisant l’être à l’étendue, jusqu’à  L’Homme machine [1747] de La Mettrie, puis aux modernes robots qui se substituent à nous dans des tâches de moins en moins serviles. »

Il est exact que la filiation existe de Descartes à La Mettrie, comme une filiation existe entre les paroles de Jésus et celles des Témoins de Jéhovah. Mais ces personnes ont puisé aussi à d’autres sources, y compris dans leur propre fonds. Faut-il imputer aux pères toutes les fautes de leurs enfants ? N’est-ce pas nier la liberté de chacun ? Il y a « des idées chrétiennes devenues folles », disait Chesterton ; n’y a-t-il pas aussi des idées cartésiennes devenues folles ?

Descartes, dans ses Méditations, doutant d’abord de tout, ycompris de l’étendue, constate qu’il ne peut douter de son doute, donc de sa pensée, qu’il voit manifestement n’être pas de l’étendue. Comment affirmer qu’il « réduit l’être à l’étendue » ?

Dans le contexte où vous l’écrivez, l’expression « mécanisme cartésien » pourrait sembler jeter un discrédit et sur le mécanisme et sur Descartes. Il est vrai que Descartes a écrit un petit traité sur la mécanique, dans lequel la poulie, le plan incliné, le coin, la roue ou le tour, la vis et le levier sont expliqués d’une façon limpide au moyen d’un « seul principe qui est que la même force qui peut lever un poids, par exemple, de cent livres à la hauteur de deux pieds, en peut aussi lever un de 200 livres à la hauteur d’un pied… ». Mais ces engins sont utilisés depuis la haute antiquité par les maçons, marins et charpentiers, en passant sans doute par saint Joseph. J’avoue pour ma part que cette façon d’expliquer m’a parue plus convaincante que celle qui me fut enseignée jadis par mes professeurs de physique.

Le mécanisme de Descartes diffère de celui de Démocrite et de Lucrèce en ce que ces derniers croyaient en l’existence d’un composant ultime de la matière, l’ « atome », ce que nie Descartes, pour qui toute particule peut être décomposée en d’autres particules. Les expériences ultérieures n’ont fait, jusqu’ici, que confirmer ce fait.

À vrai dire, la physique moderne n’est pas fondée sur le « mécanisme cartésien », mais sur « le dynamisme newtonien ». Est-ce un progrès ? Il est permis d’en douter. Au temps de Descartes, le mot « force » n’avait pas le sens précis qu’il a aujourd’hui. Dans le passage cité plus haut, Descartes l’emploie en un sens que nous nommerions aujourd’hui « travail » ou « énergie ». Mais Newton définit la « Force » comme le produit de la masse par l’accélération. Il s’agit d’une définition, non d’une réalité physique. Car la réalité physique, c’est la masse ou « quantité de matière » ou « étendue », d’une part ; et d’autre part la variation de mouvement. Mais le produit des deux n’est qu’une abstraction commode.

L’écoulement de l’air dévié par la voile transmet au bateau une partie de son mouvement, en tous points de la voile. Mais la « force » censée s’exercer sur le centre vélique n’est qu’une abstraction, commode pour le calcul, qui mélange une multitude d’actions différentes et détourne l’attention du réel.

Or Newton, pour expliquer la pesanteur, va se servir de sa définition de la force pour renforcer l’idée « d’attraction à distance ». Bien qu’il s’en excuse, il s’oppose en cela à Descartes qui pensait, et c’est confirmé aujourd’hui, que la pesanteur est une action locale (le champ de gravitation), de même que Faraday a montré que le magnétisme est une action locale (le champ électromagnétique). Mais la notion de force, comprise comme une réalité, et non comme une formule commode, va polluer la compréhension physique, au point que nos modernes physiciens ne savent plus très bien s’il faut parler de forces ou de particules. Certains, et non des moindres, en sont venus à décréter que le bon sens n’a plus sa place en physique. Ne faisant plus la différence entre réalité et abstraction, comment s’étonner que la théorie physique piétine depuis un siècle. La fameuse « théorie des cordes », véritable « usine à gaz », introduit une « dimension » mathématique nouvelle chaque fois que la réalité se rebiffe ! Lorsque les formules sont utilisées machinalement, l’explication est manquée. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait Rabelais.

Quel est le but de la science sinon d’expliquer le réel ? À cet égard, il est instructif de comparer la démarche de Descartes, dans ses Principes, avec celle de Newton dans ses Principia. Descartes avait intitulé son ouvrage : Les Principes de la Philosophie ; Newton intitule le sien : Les Principes mathématiques de la Philosophie naturelle.

Dans sa préface aux Principes, Descartes ajoute « un mot d’avis touchant la façon de lire ce livre, qui est que je voudrais qu’on le parcourût d’abord tout entier ainsi qu’un roman […] ; je voudrais assurer ceux qui se défient trop de leurs forces qu’il n’y a aucune chose en mes écrits qu’ils ne puissent entièrement entendre s’ils prennent la peine de les examiner ; et néanmoins aussi avertir les autres que même les plus excellents esprits auront besoin de beaucoup de temps et d’attention pour remarquer toutes les choses que j’ai eu dessein d’y comprendre ».

Il faut souligner le tour de force, pour un mathématicien tel que Descartes, de composer un ouvrage de physique sans la moindre formule mathématique ; car la formule endort la conscience, interdit toute explication et déresponsabilise la pensée.

À l’inverse, Newton, dans une recension anonyme de son propre ouvrage, écrit : « Mr. Newton […] démontra synthétiquement les propositions que le système du ciel pouvait être fondé sur de la bonne géométrie. Et cela rend difficile aux hommes malhabiles de voir l’analyse au moyen de laquelle ces propositions sont inventées. » (Philosophical transactions, 29 (1714-1716), 206)

Délibérément, Newton choisit l’obscurité : rédigés à la hâte, en 18 mois, sans table des matières, les Principia, sont une suite indigeste de scholies, de lemmes et de théorèmes, laborieux et difficiles. Des professeurs de Cambridge à qui Newton offrit son ouvrage « dirent qu’il leur faudrait étudier durant sept années avant d’y comprendre quelque chose ». (Manuscrit de Newton, collection Keynes MS 135).

En 1609, Kepler démontra que les planètes se déplaçaient autour du Soleil sur des orbites elliptiques. Le savant français Boulliau fut l’un des premiers à accepter cette idée. Reprenant une autre idée émise puis rejetée par Kepler, il suggéra que l’action exercée par la Terre sur les objets varie en fonction du carré inverse de la distance qui les sépare de la Terre, et le publia dans Astronomia philolaica (1645). Quoi qu’il en soit, le plus difficile restait de démontrer l’accord mathématique entre les lois de Kepler et cette action inverse du carré, et c’est ce que fit Newton. Cependant, rien ne l’obligeait de parler d’action à distance, ce qui d’ailleurs choqua Huygens et Leibniz.

Fût-elle géniale, une science abstruse bloque les progrès ultérieurs. Bien plus, elle ne permet pas de s’extasier et de rendre grâce à Dieu. Newton avait refermé la porte entrouverte par Descartes. « Malheur à vous légistes qui avez enlevé la clé de la science ! » (Lc 11, 52). La notion d’action à distance séduit les purs matérialistes qui dénient toute existence à l’esprit. Au contraire, Descartes a bien vu que cette idée indue d’une attraction à distance du centre de la terre nous vient d’une confusion avec l’idée, confirmée par l’expérience de chacun, de l’action de l’esprit sur le corps.

Voltaire s’est gaussé du « roman » de Descartes. Pourtant, la liste serait longue des intuitions de Descartes confirmées plus tard. Il souligne, par exemple, l’importance des tourbillons dans les systèmes stellaires. Or, vu la médiocrité des télescopes du temps, nul n’avait encore observé la forme tourbillonnaire des galaxies. De même, dans ses schémas des continents brisés, flottants et se chevauchants, on reconnaît déjà ce qu’on appelle aujourd’hui la « théorie des plaques »…

Vous soulignez l’erreur, si commune aujourd’hui, qui consiste à réduire toute science au quantitatif. « Il n’est de science que du mesurable », disait Galilée. À l’inverse, Descartes écrit : « La difficulté, qui appartenait à la connaissance de la mesure, finit par dépendre de la seule considération de l’ordre, et c’est en ce progrès que réside le plus grand secours de la méthode » (Regulæ XIV). Lui qui vécut son enfance auprès de sa grand-mère, à la grande époque des dentelles, écrit : « Il faut d’abord examiner les techniques les plus insignifiantes et les plus simples, et de préférence celles où règne davantage un ordre, comme celles des artisans qui tissent des toiles et des tapis, ou celles des femmes qui piquent à l’aiguille, ou tricotent des fils pour en faire des tissus de structures infiniment variées ; comme également tous les jeux mathématiques, tout ce qui touche à l’arithmétique, et autres choses de ce genre : c’est merveille comme tous ces exercices développent l’esprit, pourvu seulement que nous n’en recevions pas d’autrui la solution, mais que nous la trouvions nous-mêmes.

Comme en effet rien n’y reste caché, et qu’ils s’ajustent parfaitement à la capacité de la connaissance humaine, ils nous présentent de la façon la plus distincte des types d’ordre en nombre infini, tous différents les uns des autres, et cependant tous réguliers ; or c’est à les observer minutieusement que se réduit presque toute la sagacité humaine » (Regulæ X).

Une science fondée sur des formules est une science que personne ne comprend, y compris ceux qui l’enseignent. C’est le propre de la « pensée correcte » d’esquiver la réalité et de répéter ce que d’autres ont dit, renonçant à penser soi-même. « Ainsi tous les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses ; ce qui est cause qu’ils donnent souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point, et qu’ils ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les avoir entendus autrefois, ou parce qu’il leur a semblé que ceux qui les leur ont enseignés en connaissaient la signification, et qu’ils l’ont apprise par même moyen » (Descartes, Principes I-74).

Fort justement vous stigmatisez l’abus des statistiques. La statistique, dit le Larousse, est «  l’ensemble des méthodes qui ont pour objet la collecte, le traitement et l’interprétation des données ». Or il faut souligner qu’une bonne part de ces méthodes repose sur les probabilités, c’est-à-dire sur des moyennes ; et la moyenne mélange tout. Une telle statistique, qu’on pourrait appeler la science du désordre, ne peut qu’induire du désordre. Mais il est une autre statistique : l’analyse purement descriptive des données, telle l’iconographie des corrélations, qui restitue au contraire l’ordre sous-jacent. Prenons une comparaison : dans un chantier de fouilles préhistoriques, la première approche consisterait à rassembler en un tas les haches de pierre, en un autre les lames de silex, en un troisième les fragments de poteries, etc. Mais l’archéologie bien conduite laisse tout en place, et considère minutieusement les associations d’objets et leurs positions relatives, comme celles des moindres traces et indices révélateurs.

« Nous avons rejeté toutes les connaissances qui ne sont que probables, et nous avons posé qu’il ne faut accorder sa créance qu’à celles qui sont parfaitement connues et à propos desquelles le doute est impossible. Les doctes ont beau se figurer peut-être que de telles connaissances sont en très petit nombre, du fait qu’ils ont, suivant un défaut très répandu dans l’espèce humaine, négligé d’y réfléchir comme étant trop faciles et à la portée du premier venu ; j’avertis cependant qu’elles sont bien plus nombreuses qu’ils ne pensent, et qu’elles suffisent à démontrer rigoureusement d’innombrables propositions, sur lesquelles ils n’ont pu énoncer jusqu’à présent rien de mieux que des probabilités » (Descartes, Regulæ II).

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