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Par Éphrem De Nisibe (st)

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Pensées sur le Baptiste1

St Éphrem de Nisibe2

Résumé : « L’Écriture entière est comme une lyre. Une corde ne produit pas de son harmonieux par elle-même, mais en union avec les autres ; ainsi chaque passage de l’Écriture est en relation nécessaire avec un autre, ou plutôt à un passage s’en réfèrent mille autres3 », disait saint Bonaventure en 1273. Bien des Pères de l’Église, et tout particulièrement le saint diacre syrien Éphrem de Nisibe (306-373), illustrent à merveille cette idée. On jugera par les passages suivants de ce poète docteur de l’Église, sur Zacharie et Jean-Baptiste, toutes les lumières et les richesses que nous apportent une telle méditation détaillée du sens littéral, en écho à tous les versets qui peuvent l’éclairer.

A. Zacharie et la naissance de Jean-Baptiste

Il y eut aux jours d’Hérode, roi de Judée, un prêtre ; son nom était Zacharie, et sa femme (s’appelait) Élisabeth4 ; ils étaient irréprochables dans toute leur manière de vivre5 ; leur stérilité n’était donc pas due à leurs péchés, mais à une disposition providentielle, préparant un miracle.

Et tu auras une joie6, non d’avoir mis au monde, mais d’avoir mis au monde un tel enfant. Parmi les enfants des femmes, en effet, il n’en est pas de plus grand que Jean7. Il ne boira ni vin, ni liqueur fermentée8, tout comme les nazirs, fils de promesse, car il est de leur famille.

Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très- Haut9 ; l’Esprit était dans le vieillard comme dans l’enfant. Et tu précéderas le Seigneur10, prenant la place des prophètes qui annonçaient sa gloire. Pour donner connaissance de la vie parfaite11, afin qu’on distingue les mystères transitoires de la vérité qui ne passe pas. Car la grâce nous est venue par Jésus12. Et pour lui préparer la voie13. Quelle voie ? Celle de la destruction du péché, de l’anéantissement de la malédiction, du don de la connaissance de Dieu, ainsi que de la promesse de la résurrection et du royaume des cieux. Il a dit de cette voie : « Préparez14 » ; n’y laissez aucun obstacle au Seigneur. Préparez vos oreilles, et préparez vos cœurs.

Jean, héraut du Seigneur de la droite15, fut annoncé à la droite de l’autel16. Le message eut lieu au moment de l’office liturgique, afin d’indiquer que Jean mettait fin à la première liturgie. Zacharie se tut au milieu du sanctuaire, pour manifester que les saints mystères se taisaient, en raison de la venue de celui qui les accomplit. Zacharie ne crut pas à la guérison17 de la stérilité de son épouse ; aussi fut-il lié dans sa parole.

Zacharie vint à l’ange, parce que son enfant devait être inférieur à l’ange. L’ange vint à Marie, pour signifier que son enfant serait le Seigneur de l’ange. Et l’ange vint au Temple, pour décevoir ceux qui cherchaient un prétexte pour parler du Dieu étranger18.L’ange n’alla point à Élisabeth, car Zacharie est le vrai père de Jean. Gabriel n’alla point à Joseph, car Marie engendra seule son premier-né. Gabriel n’alla point à Élisabeth, puisqu’elle avait un mari. Il alla à Marie, en vue de tenir symboliquement, par son nom, la place d’un mari19.

Le doute de Zacharie. Dieu a exaucé la voix de la prière20.

Si Zacharie croyait que sa prière serait exaucée, il priait bien ; s’il ne croyait pas, il priait mal. Sa prière fut près d’être exaucée ; pourtant, il en douta. C’est donc à bon droit qu’à ce moment même la parole s’éloigna de lui. Auparavant, il priait (pour obtenir un fils) ; au moment où sa prière fut exaucée, il changea et dit : Comment cela se fera-t-il21?

Puisque sa bouche douta de sa prière, elle perdit l’usage de la parole ; celle-ci servit sa volonté. Il en fut ainsi parce qu’il avait prié tant que l’événement était loin ; mais quand sa proximité lui fut annoncée, il ne crut pas. Tant que Zacharie crut, il parla ; dès qu’il ne crut plus, il se tut ; il crut et il parla : J’ai cru et c’est pourquoi j’ai parlé22. Parce qu’il méprisa la parole de l’ange, cette parole le tourmenta, afin qu’il honorât par son silence la parole qu’il avait méprisée.

Il convenait que devînt muette la bouche qui avait dit : « Comment cela se fera-t-il ? », pour qu’elle apprît la possibilité du miracle. La langue qui était déliée fut liée, pour qu’elle apprît que celui qui avait lié la langue pouvait délier le sein.

Ainsi donc, l’expérience instruisit celui qui n’avait pas accepté l’enseignement de la foi. Il pria pour parler, et il expérimenta son impossibilité de parler ; il apprit ainsi que celui qui avait fermé une bouche ouverte pouvait ouvrir un sein fermé. Devenu muet pour une juste raison, il reconnut quel injuste langage il avait tenu. Pourquoi la loi a-t-elle ordonné : Œil pour œil23, si ce n’est afin que le méchant apprenne, par la destruction de son œil, quelle belle création il a détruite chez autrui ? Ainsi Zacharie, qui avait péché par la parole, fut puni dans la parole, afin qu’il goûtât, dans un châtiment adapté à son péché, la peine de son péché24 ; il fut privé de parole, pour avoir pensé que la parole qui lui avait été dite ne se réaliserait pas. Incapable d’émettre une parole même utile, il comprit la malignité de son opposition à la parole de la promesse. Sa parole avait méprisé la parole de l’ange ; aussi fut-elle punie par l’ange. Bien que tous les membres partagent la souffrance d’un seul d’entre eux25, il convenait que fût châtié le membre qui avait péché. Le supplice les atteignait tous, mais un seul l’éprouvait dans toute sa cruauté. Une telle faute réclamait son châtiment, afin d’éviter une rechute.

Après ce message de l’ange, Zacharie avait, une fois sorti du sanctuaire, à en être le héraut. N’ayant pas cru, il fut châtié, et, au lieu d’être le héraut de ce message par la parole, il en fut le héraut par son silence. La vision dont il avait bénéficié dans le sanctuaire apprit au peuple qu’il était digne de ce privilège ; mais, en le voyant frappé de mutisme, le peuple comprit que ses lèvres avaient manqué de la garde nécessaire26. La langue fut châtiée pour l’amendement de l’esprit, afin que celui-ci tînt les rênes des lèvres. Parce que Zacharie n’avait pas établi de garde à sa bouche27, la porte de sa bouche fut condamnée au silence. Certain qu’un message avait été adressé à Zacharie dans le Saint des saints, le peuple conclut que ce message était de bon augure.

Mais voyant Zacharie muet, il sut que sa réponse avait été très mauvaise. Parce que la vision était apparue à Zacharie au moment de la prière, à l’heure où étaient formulées les demandes, le peuple connut qu’un don lui avait été offert ; mais, parce qu’il ne trouvait pas sur sa bouche l’action de grâces, il sut qu’il n’avait pas reçu le don. Zacharie avait douté des paroles de l’ange ; personne, par contre, ne douta de son silence. Zacharie n’avait pas cru dans la promesse faite par l’ange ; son silence provoqua, en chacun, la foi dans la promesse. Le silence de Zacharie fut, pour les autres, prophète et juge ; comme d’un prophète, ils en apprirent la promesse ; comme repris par un juge, ils craignirent de la mépriser. Pour Zacharie lui-même, l’ange fut prophète et juge ; prophète, il lui révéla les choses cachées ; juge, il le punit.

Un heureux message avait été envoyé aux hommes. Mais parce que le premier à l’entendre en avait douté, Dieu mit en lui un signe, de peur que d’autres ne l’imitent. Par ses signes, Zacharie suscita la foi que la parole claire de l’ange n’avait pas obtenue, et cette foi universelle apprit à Zacharie la faute qu’il avait commise en doutant de la voix de l’ange. Muet, il ouvrit les oreilles des autres. L’ange, bouche de Dieu, qui n’avait pas obtenu sa foi, le rendit muet, et c’est la tablette qui prit la parole à sa place28.

L’ange lui avait promis Jean et il ne l’avait pas cru ; aussi devint-il muet. Mais, lorsqu’il vit Jean sortir du sein,il parla. La parole qui, sortie de l’ange, était passée à la bouche de Jean et l’avait fermée, parvint au sein d’Élisabeth et l’ouvrit. Puis, elle ferma le sein qu’elle avait ouvert, pour qu’il ne mît plus au monde, et elle ouvrit la bouche qu’elle avait fermée, pour qu’elle ne fût plus muette. Il convenait de fermer la bouche qui n’avait pas cru à l’ouverture du sein stérile ; il convenait encore de fermer le sein dont sortit Jean, afin qu’un fils unique fût le héraut du Fils unique. Zacharie avait seul douté ; c’est pourtant son doute qui a soustrait tous les hommes au doute.

Par son incrédulité donc, Zacharie communiquait à tous la foi. Quand, de la bouche de l’ange vivant, Jean naquit par la promesse, son père ne crut pas à sa naissance spirituelle ; mais, quand il naquit d’un sein mort, il crut à sa naissance corporelle.

Parce que Zacharie n’avait pas cru une bouche vivante, sa bouche mourut à l’usage de la parole ; et, parce qu’il avait cru à un sein stérile plus qu’à l’ange, ses lèvres devinrent stériles, privées de parole. Le peuple, voyant Zacharie muet, eut la vertu de croire aussitôt, parce qu’il voyait celui qui avait commis la faute de douter. Les lèvres qui avaient péché par précipitation furent livrées au silence, afin d’apprendre la lenteur et de ne plus pécher par précipitation. Zacharie avait douté de son Seigneur et des prières qu’il lui adressait ; il était donc juste qu’il fût puni de mutisme, pour qu’il ne doutât plus ni du Seigneur, ni de la prière.

Qui est capable de comprendre toute la richesse d’une seule de tes paroles, ô Dieu ? Ce que nous en comprenons est bien moindre que ce que nous en laissons, tout comme les gens assoiffés qui s’abreuvent à une source. Les perspectives de ta parole sont nombreuses, tout comme sont nombreuses les perspectives de ceux qui l’étudient. Le Seigneur a coloré sa parole de multiples beautés, pour que chacun de ceux qui la scrutent puisse contempler ce qu’il aime. Et il a caché dans sa parole tous les trésors, pour que chacun de nous trouve une richesse dans ce qu’il médite. Sa parole est un arbre de vie, qui, de toutes parts, te tend des fruits bénis ; elle est comme ce rocher ouvert dans le désert, qui devint pour tout homme, de toutes parts, une boisson spirituelle : Ils ont mangé un aliment spirituel, et ils ont bu un breuvage spirituel29.

Que celui qui obtient en partage une de ces richesses n’aille pas croire qu’il n’y a dans la parole de Dieu que ce qu’il y trouve ; qu’il se rende compte plutôt qu’il n’a été capable d’y découvrir qu’une seule chose parmi bien d’autres. Enrichi par la parole, qu’il ne croie pas que celle-ci est appauvrie ; incapable d’épuiser sa richesse, qu’il rende grâces pour sa grandeur. Réjouis-toi, parce que tu es rassasié, mais ne t’attriste pas de ce que la richesse de la parole te dépasse. Celui qui a soif se réjouit de boire, mais il ne s’attriste pas de son impuissance à épuiser la source. Mieux vaut que la source apaise ta soif plutôt que ta soif épuise la source.

Si ta soif est étanchée sans que la source soit tarie, tu pourras y boire à nouveau, chaque fois que tu auras soif. Si, au contraire, en te rassasiant, tu épuisais la source, ta victoire deviendrait ton malheur. Rends grâces pour ce que tu as reçu et ne murmure pas pour ce qui demeure inutilisé. Ce que tu as pris et emporté est ta part ; mais ce qui reste est aussi ton héritage. Ce que tu n’as pas pu recevoir aussitôt à cause de ta faiblesse, reçois-le à d’autres moments grâce à ta persévérance. N’aie l’impudence, ni de vouloir prendre d’un coup ce qui ne peut être pris en une fois, ni de t’écarter de ce que tu pouvais recevoir peu à peu.

Les doigts écrivirent sur la tablette : Jean30, nom qui indique le besoin de miséricorde31. Par un effet de la bonté divine, les doigts demandèrent miséricorde, au lieu des lèvres fermées par la justice de Dieu. Dieu a exaucé la voix de ta prière. La divinité lui ayant accordé cela même qu’il demandait dans la prière, c’est à bon droit que Zacharie fut privé de la parole, pour avoir perdu le sens. Lorsqu’il priait Dieu dans une prière fervente, il témoignait que la prière peut demander, et que Dieu peut donner. Mais quand ce qu’il demandait fut sur le point de se réaliser, il dit : Comment est-il possible que cela se fasse? Il lui arriva alors ce dont il ne voulait pas la réalisation, parce qu’il avait méconnu ce dont il voulait la réalisation. Il lui arriva une chose nouvelle qu’il n’avait pas apprise, parce qu’il avait été trouvé sans expérience de ce qu’il avait appris pendant longtemps. Et parce que ses oreilles n’avaient pas écouté ce qu’imploraient ses lèvres, sa bouche, source de paroles, sécha, si bien qu’elle ne put envoyer son breuvage aux oreilles.

Celui qui n’avait pas fait naître de fruit dans son oreille, comment pouvait-il en faire naître dans une autre oreille ? Or Zacharie réconfortait les hommes privés d’enfants par l’exemple d’Abraham, leur père, et il consolait les femmes stériles par l’exemple de Sara, leur mère, et il se comparait à eux, lui-même et son épouse. Abraham et Sara, parents communs des Israélites, étaient proposés comme un miroir, vers lequel les yeux des hommes et des femmes stériles se tournaient, en vue d’en recevoir consolation ; Isaac, né d’un vieillard de quatre-vingt-dix-neuf ans, ne s’y dessinait-il pas ?

Guidé par sa foi, Zacharie regardait ce miroir; il en douta pourtant à cause de sa vieillesse. Parce qu’il avait douté de celui qui peut changer la nature, il chercha à parler et il ne le put, afin qu’il apprît à connaître celui qui est Tout-Puissant. À celui qui ne croit pas, un signe est nécessaire, qui l’oblige à croire ; aussi Dieu donna-t-il à Zacharie, à cause du doute qu’il y avait dans son cœur, un signe dans sa bouche ; il apprit ainsi que celui qui put rendre muette la nature qui parlait, pouvait également ranimer un sein mort ; parce que ses lèvres ne pouvaient pas engendrer de parole, il crut que sa vieillesse pouvait procréer un fils.

Dieu a exaucé la voix de la prière. La prière a demandé, la divinité a donné, la liberté a méconnu. Ainsi apparait-il que la prière peut faire toutes les demandes, la divinité distribuer tous les dons, et la liberté tout recevoir ou tout dédaigner.

Il ne convient pourtant pas d’insister sur les fautes de ceux qui étaient irréprochables dans toute leur manière de vivre32. Terrifié par la splendeur de l’ange, Zacharie fut troublé dans sa langue seulement, mais non dans son cœur, selon cette parole : Ils aigrirent son esprit, et il parla de ses lèvres33. Aussi l’ange le châtia-t-il dans sa bouche ; si, en effet, il avait douté dans son cœur, c’est dans son cœur qu’il aurait été châtié. Mais l’accomplissement de ces événements fit revenir le prêtre de son erreur.

Il ramènera le cœur des pères vers les enfants34. Ils étaient passés du judaïsme au paganisme, et s’étaient détournés de l’alliance de leur Dieu. Aussi dit-il : « Il ramènera leur cœur », afin qu’ils servent le Seigneur universel dans la vérité, tout comme leurs pères, et afin de préparer au Seigneur un peuple parfait35, à l’exemple d’Élie, qui, par son zèle, ramena un grand nombre au culte de son Seigneur. Qu’on ne dise pas que cette prophétie ne se réalisera que dans le futur ; voici que les pères ne sont plus dressés contre leurs fils, ni les fils contre leurs pères, et ils n’adorent plus les idoles.

B. Jean au désert.

Parce que Israël, appelé symboliquement fils depuis l’Égypte36,avait perdu la filiation pour avoir adoré Baal et répandu de l’encens devant les idoles, Jean appela les Juifs d’un titre qui leur convenait : Race de vipères37. Gratifiés, à l’époque de Moïse, d’un titre de filiation qu’ils avaient ensuite perdu, ils reçurent de Jean, en châtiment, l’appellation que méritaient leurs œuvres.

Après que Notre-Seigneur fut allé dans la terre des Égyptiens et en fut revenu, l’évangéliste dit : Maintenant s’est accomplie la vraie parole dite par le prophète: Je rappellerai mon fils d’Égypte38. On l’appellera Nazaréen39 ; le prophète l’appelle « Nazor » parce que, en hébreu, « nézer » signifie « sceptre »40 et que Notre-Seigneur est le fils du sceptre. L’évangéliste y ajoute un autre rapprochement ; lorsqu’il dit : « On l’appellera Nazaréen », il songe à l’éducation de Notre-Seigneur à Nazareth. La prophétie est en Jean, et les mystères de la prophétie dans le Seigneur de Jean, comme le sacerdoce est dans le fils de Zacharie, et la royauté et le sacerdoce dans le fils de Marie. La loi nous vient par Moïse, avec le signe de l’agneau et de nombreux mystères : Amalec, les eaux rendues douces, le serpent d’airain; la vérité de ces choses est donnée par Jésus Notre-Seigneur41.

Le baptême de Jean était supérieur à la loi, mais inférieur au baptême du Christ, parce que personne ne baptisaitau nom de la Trinité jusqu’au temps de l’exaltation du Christ. Jean s’en alla au désert, non pour y devenir sauvage, mais pour adoucir dans le désert la sauvagerie de la terre habitée. Car la passion qui, au milieu de la terre habitée en paix, trouble tout comme une bête féroce, s’adoucit et se calme quand elle part au désert.

Convaincs-toi de cela par l’exemple de la passion d’Hérode : féroce au milieu de la terre habitée en paix, elle brûlait illégitimement pour la femme du frère d’Hérode, au point qu’Hérode perdit le doux et sobre Jean42 qui habitait pacifiquement au désert et n’usait même pas du mariage, pourtant légitimé par la loi.

Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous43, c’est-à-dire que le Verbe de Dieu, par la chair qu’il a assumée, habite « parmi nous ». Il ne dit pas : près de nous, mais : « parmi nous », pour montrer clairement que c’est pour nous qu’il a revêtu notre chair, selon ce qu’il dit : Ma chair est une nourriture44.

La voix. Les Juifs envoyèrent des délégués à Jean, et ils lui dirent : Qui es-tu? Il confessa, et il dit : Je ne suis pas le Christ. Ils lui dirent: Es-tu Élie ? il dit : Non45.

Or Notre-Seigneur l’a appelé Élie, comme l’Écriture en témoigne46. Pourtant, quand ils l’interrogèrent, il dit ; « Je ne suis pas Élie. » Mais l’Écriture ne dit pas que Jean est venu dans le corps d’Élie, mais dans la puissance et l’esprit d’Élie47 ; Élie, qui a été enlevé aux cieux, n’est pas revenu vers eux, de même que ce n’est pas David qui est devenu roi (après la captivité), mais Zorobabel48. Cependant, les pharisiens ne demandèrent pas à Jean : Es-tu venu dans l’esprit d’Élie ? Mais : Es-tu Élie lui-même ? C’est pourquoi il leur dit : Non. Quel besoin avait-il d’être Élie lui-même, si on retrouvait en lui les œuvres d’Élie ? Pour empêcher un jugement d’opposition entre Élie enlevé dans un char sacré49, et Jean dont une jeune fille corrompue porta la tête sur un plat50, Élisée intervient entre Jean et Élie.

Élisée, dont les Juifs admettent la véracité, leur prouve que Jean n’est pas un menteur. Ils croient qu’Élisée a reçu double part de l’esprit de son maître51.

Était-il nécessaire pour cela qu’Élisée fût enlevé deux fois et dans deux chars différents jusqu’aux cieux, voire jusqu’aux cieux des cieux ? Élisée a reçu la puissance d’Élie non pour toutes ses œuvres, mais pour des œuvres semblables, selon l’utilité. L’abondance des miracles d’Élisée prouve qu’il avait reçu double part de l’esprit d’Élie.

Ceux qui ont été envoyés pour demander à Notre- Seigneur : Par quelle puissance fais-tu cela52? sont ceux-là même qui avaient été envoyés à Jean. Jean n’était pas venu enseigner des rebelles ; il ne leur répondit donc pas directement. Ils n’étaient pas des hommes désireux d’apprendre la vérité sur Jean, et ils lui demandaient sans aménité : Qui es-tu, toi qui fais ces choses ? Aussi ne leur répondit-il pas comme à des gens qui cherchent à s’instruire, mais comme à des rebelles. À tout ce qu’ils avaient demandé, de quelque manière que ce fût, il répondit : Je ne suis ni le Christ, ni Élie, ni le prophète, mais la voix53. Il était prophète, et nouvel Élie, et Christ ; mais il ne voulait être, pour ceux qui l’interrogeaient, aucun de ces personnages, pas même Jean, ni un autre homme. Ainsi Notre-Seigneur devait-il dire à certains : Je ne suis pas juge54, alors qu’il était juge ; et à d’autres : Je ne suis pas bienfaisant55, alors qu’il était bienfaisant.

Comme le cri du coq, héraut de la lumière, frappe l’oreille, ainsi la chandelle qu’on vient d’allumer frappe l’œil ; écriture et voix ont de même des fonctions complémentaires. La chandelle et le coq ne font qu’un, tout comme Élie et Jean. Par son cri, le coq nous force à entendre ; il est ainsi l’image de Celui qui nous éveille. Et la chandelle, en s’allumant, est le symbole de la lumière de Celui qui nous illumine. Tous deux dissipent les ténèbres ; ils sont l’image du Père et du Fils, car ils ont broyé la méchanceté ; l’image encore des prophètes et des apôtres, car, de part et d’autre, le soleil l’emportait.

Le feu qui brûlait la bouche de Jean était l’image d’Élie ; par sa langue il brûla les méchants et les accabla de soif56, comme s’il les privait d’eau par l’ardeur de sa parole.

Le coq, qui chante dans le silence de la nuit, est l’image de Jean, qui prêchait dans le silence du désert. Mais, lorsqu’on allume la chandelle, le soir, on n’entend pas le coq ; il ne chante que le matin. En Jean se sont rencontrées symboliquement la voix du matin et la chandelle du soir, et il a témoigné du retour d’Élie.

La voix est celle de Jean, mais la parole qui passe par la voix, c’est Notre-Seigneur. La voix les a éveillés, la voix a clamé et les a rassemblés, et le Verbe leur a distribué ses dons. La peine qu’il annonce est proportionnée à leurs péchés ; ils s’étaient quelque peu écartés de la religion et Dieu les avait punis quelque peu : Il fera tomber les branches de la forêt avec la hache57, a dit Isaïe ; il parle de branches, et non de racines. Mais, lorsque fut comblée la mesure de leurs péchés, Jean vint pour déraciner, il ôta les racines de l’arbre : Maintenant, dit-il, voici que la hache arrive au tronc des arbres58, ce qu’Isaïe avait omis de dire. Et quand cela se produisit-il, sinon à l’apparition de ce Dieu véritable, désigné par l’image de la tige et de la fleur, et sur qui repose l’Esprit appelé septiforme59?

L’austérité de Jean

Jean était revêtu d’habits en poils de chameau60 parce que notre brebis (le Christ) n’était pas encore tondue.

De ces pierres, c’est-à-dire des adorateurs de la pierre et du bois, Dieu peut susciter des fils d’Abraham61, selon ce que dit l’Écriture : Je t’ai fait père de beaucoup de nations6.

Jean a gardé son âme pure de tout péché, parce qu’il devait baptiser Celui qui était sans péché. Ne t’étonne pas, Jean, d’avoir à me baptiser, car il me faudra encore recevoir d’une femme un baptême de parfum : Elle gardera cela pour le jour de ma sépulture62, paroles qui caractérisent la mort du Seigneur comme baptême.

Éléazar a fiancé Rébecca près de l’eau du puits63 ; Jacob fit de même pour Rachel64, et Moïse pour Séphora65. Tous furent les types de Notre-Seigneur, qui s’est fiancé à son Église dans l’eau du Jourdain. De même que, près de la source, Éléazar a montré à Rébecca son seigneur Isaac qui s’avançait dans les champs à sa rencontre ; ainsi Jean, depuis la source du fleuve du Jourdain, a-t-il montré Notre-Seigneur ; Voici celui qui est l’agneau de Dieu, celui-ci est celui qui vient enlever les péchés du monde66.


1 Éphrem de Nisibe, Commentaires de l’évangile concordant ou diatessaron, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes » n°121, 1966, p. 47-56 et 86-91. Introduction, traduction et notes par Louis LELOIR, moine de Claivaux.

2 Éphrem (306-373), un Syrien né à Nisibe, en Mésopotamie, appartient à l’école d’Antioche, connue parmi les Pères de l’Église, pour l’importance qu’elle accorde au sens littéral de l’Écriture. Son commentaire porte sur le Diatessaron, une sorte de combinaison des quatre évangiles rédigée par Tatien le Syrien (120-173), un disciple de saint Justin. Ce commentaire n’était plus connu de nous que par sa traduction en arménien mais, en 1957, un manuscrit syriaque fut découvert, permettant de vérifier la fidélité de la traduction arménienne.

3 Saint Bonaventure, In Hexaëmeron (sermons donnés en 1273), coll. 19, 7, cité par L. LELOIR dans son Introduction, p. 31, d’après l’édition Quaracchi, t. 5, 421.

4 Lc 1, 5.

5 Lc 1, 6.

6 Lc 1, 14.

7 Mt 11, 11 ; Lc 7, 28.

8 Lc 1, 15.

9 Jn 1, 17.

10 Idem.

11 Lc 1, 77.

12 Jn 1, 17

13 Cf. Mc 1, 2-3.

14 Mc, l, 3.

15 Cf. Ps. 110, 1.

16 Cfr Lc 1, 11.

17 Litt. : que serait dénouée.

18 Allusion à l’erreur de Marcion. Cf. Leloir, Doctrines, p. 26 : « Marcion distinguait un Dieu bon et un Dieu juste. Le Dieu juste, créateur du monde, mais de puissance et de dignité inférieure, est celui qu’avaient annoncé Moïse et les prophètes; ses limites expliquent les imperfections de la création, le péché et les malheurs des hommes. Le Dieu bon vit dans les hauteurs du ciel ; Dieu suprême, très élevé au-dessus des hommes, il est un Dieu « étranger ». Seul le connaît le Fils ; seuls le connaissent, après le Fils, ceux auxquels le Fils, venu dans le monde, a bien voulu le révéler, prêchant la miséricorde de son Père, demandant aux hommes de se détourner du Dieu juste et de la Loi dont il a doté les Juifs, pour adhérer uniquement au Dieu bon. Éphrem contredit cette thèse ; le Christ n’est ni fils du Dieu « étranger », ni Dieu « étranger » lui-même… Le Christ n’a pas prêché un autre Dieu, mais enseigné au contraire qu’il n’y avait qu’un seul Dieu (EC XIII, 11); il n’a jamais accepté qu’on parle d’un Dieu étranger ; il n’y a donc pas un Dieu juste et un Dieu bon, mais un seul Dieu, bon et juste tout à la fois (EC XI, 23 ; XIV, 9 ; XV, 6).

19 gabro’ = « homme » en syriaque.

20 Lc 1, 13.

21 Lc 1, 18.

22 Ps 116, 10.

23 Ex 21, 24 ; Lv 24, 20 ; Dt 19, 21.

24 Litt. : dans la rétribution de sa dette la peine de sa dette. Cf. Rm 1, 27.

25 Cf. 1 Cor. 12, 26.

26 Cf. Ps. 141, 3.

27 Idem.

28 Cf. Lc 1, 63.

29 Cf. 1 Cor. 10, 4; De Paradiso, 5, 1 ; PHILOXÈNE, 1, 21 (trad. Lemoine, 40) : « Il n’y a pas de maladie de l’âme à laquelle la parole de Dieu n’ait donné de remède. »

30 Cf. Lc 1, 63.

31 Jeu de mots : hnn = miséricorde ; ywhnn = Jean.

32 Lc 1, 6.

33 Ps 106, 33.

34 Lc 1, 17 ; Mal. 3, 24.

35 Lc 1, 17.

36 Cf. Os. 11, 1 ; Mt 2, 15.

37 Mt 3, 7.

38 Mt 2, 15 ; Os. 11, 1.

39 Mt 2, 23 ; ls. 11, 1 ; 53, 2.

40 Ndlr. En hébreu biblique : נזר nézèr, signifie « couronne, diadème » ; נצר nétsèr, « rejeton, branche ». Une tradition judaïque rapproche le nom de Nazareth, en héb. נצרת , du « Rejeton » de Jessé, grâce à la prophétie d’Isaïe 11, 1.

41 Jn 1, 17. Cf. Ex. 12 ; 17, 8-16 ; 15, 22-25 ; Nb 21, 4-9.

42 Cf. Mt 14, 1-11.

43 Jn 1, 14.

44 Jn 6, 55.

45 Jn 1, 19-21.

46 Cf. Mt 11, 14; 17, 12-13.

47 Lc 1, 17.

48 Cf. Aggée 2, 20-23 ; Zach. 3, 6-10 ; 6, 9-14, comparés à Jér. 23, 5 ; 30, 9 ; 33, 15 ; Ez. 34, 23-24 ; 37, 24-25.

49 Cf. 2 Rois 2, 11-12.

50 Cf. Mt 14, 11.

51 Cf. 2 Rois 2, 9-11.

52 Mt 21, 23.

53 Cf. Jn 1, 20-23.

54 Cf. Lc 12, 14.

55 Cf. Mt. 19, 17.

56 Cf. 2 Rois 1, 2-17 ; 1 Rois 17, 1-18.46.

57 Is 10, 34.

58 Mt 3, 10.

59 Cf. Is. 11, 1-2.

60 Mt 3, 4.

61 Gn 17, 4.

62 Jn 12, 7.

63 Cf. Gn. 24, 1-67.

64 Cfr Gen. 29, 1-21.

65 Cfr Ex. 2, 16-21.

66 Jn 1, 29.

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