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Par Polin, Claude2

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SOCIÉTÉ
«Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant »
(P. Léon Le Prévost).

Pertinence politique de la vision chrétienne du monde1

Résumé : La déchristianisation programmée des intelligences et des mœurs fait disparaître jusqu’à l’idée que nos sociétés peuvent être « informées » par la vision chrétienne du monde, laquelle, inspirée par le Créateur, est ipso facto la plus pertinente : correspondant à la nature des hommes et non à leurs rêves. Les grands traits de cette doctrine sont que la société est un grand tout ordonné, reflétant à la fois la sociabilité naturelle des hommes et la nécessité de réfréner leurs tentations pour assurer le bien commun. Il s’en déduit que des hommes capables d’exercer l’autorité comme un service, non seulement existent mais sont même nécessaires à la paix et à l’ordre. C’est à la lumière de telles considérations fondamentales qu’une rénovation sera possible, en dénonçant l’erreur des modernes qui, depuis quatre siècles, affirment que la somme des égoïsmes peut profiter à tous.

Avant toute chose, je veux marquer les limites de mon sujet. Non seulement je ne traiterai de la doctrine chrétienne que dans son rapport à l’ordre politique, mais par doctrine chrétienne, j’entendrai seulement la doctrine qui fut professée par le christianisme orthodoxe, jusqu’en 1864, pour prendre une date symbolique, celle du Syllabus. Je ne considérerai pas ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine sociale de l’Église, doctrine qui procède d’un aggiornamento progressivement de plus en plus radical au fil des décennies, et au terme duquel on ne devrait plus parler de doctrine sociale mais de doctrine socialiste de l’Église (même si, je l’admets volontiers, il s’agit d’un socialisme plus sentimental et même larmoyant que le socialisme quelque peu cynique qui a cours en dehors de l’Église).

Enfin, je veux souligner que ce qui suit relève du domaine des évidences de bon sens, ce qui me condamne à répéter ce que j’ai déjà dit ou écrit ici ou ailleurs, et que d’autres ont pu dire aussi bien ou mieux que moi. Mais enfin, il ne faut jamais se lasser de dire la vérité, pour autant qu’on puisse être honnêtement sûr de l’avoir entraperçue.


Quel est donc l’enseignement traditionnel de l’Église, du moins celui dont les conséquences politiques sont les plus immédiates et les plus évidentes ? Le principe fondamental dérive, me semble-t-il, de la conception que le christianisme (orthodoxe) se fait de l’univers en général. Pour un chrétien – qui retrouve ainsi l’intuition la plus profonde du paganisme philosophique – l’univers est un cosmos, un ordre conçu comme l’harmonie d’une diversité (ce pourquoi il y a ordre), la diversité étant celle des parties de l’univers et l’harmonie affectant la totalité de ces parties, c’est-à-dire l’univers. Mais, à la différence évidemment considérable du paganisme, pour le chrétien, cette harmonie est parfaitement explicable parce que due au fait que l’univers tout entier est une création, l’œuvre d’un Être absolument libre, mais absolument sage, bienveillant et tout-puissant qui n’est plus une entité abstraite mais une Personne, le Dieu unique sans Lequel rien n’existerait.

Réfracté dans le monde des hommes, cet axiome donne lieu à l’idée fondamentale que l’humanité, qui est constituée de tous les hommes passés, présents et à venir, est elle-même une totalité harmonieuse à sa manière. Tous les hommes sont créatures de Dieu, tous faits à Son image, et par là-même tous fils d’un même Père à qui ils ressemblent. Mais les fils d’un même père sont des frères, et tous les frères sont censés s’aimer les uns les autres, non seulement pour eux-mêmes mais surtout – parce qu’ils ne sont pas toujours aimables – pour l’amour du même Père qui les a faits.

C’est cet amour fraternel, supposant la Foi en Dieu, qui est le vrai ciment de la société générale du genre humain. Ce n’est pas pour autant que l’humanité soit un tas de sable, dont l’unité tient à ce que tous les grains se ressemblent. Des frères peuvent se ressembler, sans jamais être des clones. Il y a un ordre dans l’humanité, comme il y en a un dans l’univers, parce que les hommes sont divers, d’une diversité sans laquelle il n’y aurait pas d’ordre, mais qui les ordonne les uns aux autres. En outre, chaque homme est un ciron dans l’univers : s’il est capable de percevoir qu’il y joue un rôle, c’est parce qu’entre lui et le tout, il y a des corps intermédiaires, au sein desquels des fonctions lui appartiennent plus particulièrement, ces corps intermédiaires nous étant familiers, car ils s’appellent famille, corporation, cité, nation. Dans le plan de Dieu, nul homme n’est méprisable, et chacun doit reconnaître non seulement l’égale dignité mais l’utilité de tous ceux qui ont une fonction naturelle dans le monde, c’est-à-dire qui concourent à la vie de la famille, de la cité ou de la nation. C’est par leur participation à ces corps intermédiaires que les hommes, dans la vision chrétienne, peuvent apparaître complémentaires les uns des autres.

Cela étant, cette même vision comporte un deuxième grand principe. En effet, Dieu a donné à l’homme la liberté, comme une preuve de la perfection qu’Il entendait être celle de cette créature passant à ses yeux toutes les autres. Quelle perfection en effet que celle d’un être dont la nature n’est pas seulement d’être créé par Dieu, mais de pouvoir librement être ce qu’il est, de pouvoir s’adjoindre de volonté à la volonté de Dieu ? Et pour que cette perfection fût à son comble, il fallait évidemment que la liberté conférée à cet être fût elle-même parfaite : il fallait que cet être fût libre totalement, ou qu’il ne le fût pas.

Ce qui signifie que cette liberté donnée à tout homme pouvait être signe de sa perfection – mais aussi capacité de désobéir à Dieu même. En d’autres termes, c’est parce que l’homme a été fait libre qu’il peut être méchant.

Et dès lors sa liberté est en chaque homme comme une tentation permanente à pécher, le péché consistant fondamentalement à aller au-delà de ce que Dieu a voulu que l’être humain soit, à outrepasser sa propre nature. On retrouve ici l’intuition des philosophes grecs – le mal dans le monde vient de ce que tout homme est capable de démesure (hybris). Si la vertu essentielle d’un homme, qu’il soit prince ou manant, est la modération, qu’on peut encore appeler humilité, ou encore volonté de se tenir à sa place, son vice essentiel, élémentaire, et élémentairement perceptible, est le désir de sortir du rôle que la Providence lui a assigné, ou encore de donner à ce rôle une importance qu’il n’a pas. Rois, dit Bossuet, vous ne vous appartenez pas, et pour le reste vous n’êtes que poussière : n’usez pas de votre place pour manquer à vos devoirs d’état, pour préférer faire ce qui vous plaît plutôt que ce que votre fonction vous fait un devoir de faire.

C’est pourtant ce que sa liberté porte tout homme à faire, qui est de préférer ses désirs à ses devoirs, de céder à ce que l’on appelle ses passions, qui se ramènent toutes à une seule : se préférer lui-même au point de se préférer à tout autre et donc à Dieu même. L’homme est aussi cet orgueilleux cité par Isaïe qui peut dire : « Je suis, il n’y a que moi sur terre » (Is 47, 8). La vision chrétienne est donc d’un réalisme et même d’un pessimisme manifeste pour quiconque ne cède pas à un sentimentalisme de mauvais aloi, à la mode aujourd’hui. « Il n’y a rien de plus brutal ni de plus sanguinaire que l’homme », dit Bossuet. « Il n’y a rien de plus sociable que l’homme par sa nature, ni rien de plus intraitable ou de plus insociable par sa corruption », dit saint Augustin.

Cela se voit à tous les niveaux de l’existence humaine. On trouve bien évidemment la préférence pour soi exprimée par les individus à l’intérieur des différentes communautés auxquelles ils appartiennent simultanément (la famille et son égoïsme, la concurrence entre corps de métiers, etc.). Mais on la voit se déployer aussi bien entre nations, l’orgueil peut les emporter les unes contre les autres aussi bien que les individus ; il y a une hybris collective aussi bien qu’individuelle.

C’est ce dont témoigne d’ailleurs le soin avec lequel la tradition détermine les conditions de toute guerre juste.

« L’homme est un loup pour l’homme », dit Hobbes : l’opinion n’est pas seulement celle d’un athée, mais celle du bon chrétien, car celui-ci sait reconnaître tout l’empire que les passions peuvent exercer sur l’âme humaine. L’état naturel de l’homme avant la Chute est la paix ; son état naturel après qu’il a choisi contre sa nature originelle, c’est la guerre. C’est donc aussi au vrai christianisme qu’il appartient de définir les moyens de dompter la violence, l’hybris régnant désormais entre les hommes.

Je vais à présent, quitte à simplifier, dire ce qui me semble être la vérité en la matière, une vérité que l’on trouve constamment affirmée depuis saint Augustin jusqu’à Pie IX en passant par saint Thomas ou Bossuet, et qui constitue en somme le troisième volet du triptyque dessiné par l’enseignement chrétien fondamental. Vérité qui paraîtra brutale en ces temps où règnent la compromission du politiquement correct, du sentimentalisme, et la peur de dire les choses; mais le moment n’est plus d’hésiter à prendre le taureau par les cornes.

Il y a deux sortes d’hommes. Il y a ceux qui sont capables de réfréner la démesure en eux-mêmes et par eux-mêmes. Combien sont-ils ? Peu importe finalement, car ce dont il s’agit c’est d’instaurer la paix dans des sociétés qui comportent aussi cette autre sorte d’hommes que sont les méchants, les hommes mus par leurs passions, en qui domine la démesure, c’est-à-dire l’amour d’eux-mêmes. Comment donc unir des individus incapables de faire passer le bien commun avant le leur propre ? La réponse unanime de la tradition chrétienne me paraît simple: il y faut la force, mais une force exercée par un gouvernement juste. Qu’est-ce à dire ?

Il y faut la force parce qu’à la force des passions, il faut être bien naïf pour croire qu’on peut opposer la seule force de la raison. Mais il faut que cette force soit juste, sinon elle n’est que violence, et la violence ne peut engendrer de société qui soit stable et paisible. Or, n’en déplaise à Pascal, la tradition chrétienne juge sans doute difficile qu’existent des gouvernements justes, mais nullement utopique de les croire possibles.

« Malheur aux pasteurs qui se paissent eux-mêmes » (Ez 34, 2). Et saint Thomas n’a-t-il pas voué une partie importante de sa Somme à définir les conditions à réunir pour qu’existent  des gouvernements justes?

Qu’est-ce qu’un gouvernement juste ? Il me semble qu’on peut répondre : c’est un gouvernement orienté au bien commun de la communauté. Le concept en a été quelque peu galvaudé parce qu’on a identifié bien commun et intérêt général. Or, comme l’expression l’indique, l’intérêt général n’est que général, c’est-à-dire est seulement l’expression de l’intérêt du plus grand nombre, et non de tous. Un gouvernement juste, c’est donc un gouvernement qui s’attache à défendre ce qui est de l’intérêt de tous, c’est-à-dire, pour le définir en quelques mots, tout ce qui constitue une condition de possibilité de la survie de la cité.

Sur ce point, je crois que la tradition a deux choses à dire.

D’abord, qu’il n’est évidemment pas facile de dresser la liste de ces conditions, car on ne saurait imaginer qu’il n’y en ait qu’une, même essentielle, comme par exemple la ferme certitude, partagée par tous les citoyens, que l’existence même de leur communauté est justifiée par d’autres raisons que par la simple addition de leurs intérêts particuliers.

Mais, heureusement pour la brièveté nécessaire de notre propos, la tradition elle-même nous permet de ne pas aller plus avant dans la discussion des éléments constitutifs du bien commun. Elle suggère en effet que leur définition exhaustive est chose si délicate qu’en réalité ce qui est déterminant pour l’existence d’un gouvernement juste, c’est le sentiment que celui, ou ceux, qui exercent le pouvoir sont, non pas des êtres infaillibles, mais des hommes qui, autant qu’ils le peuvent, tiennent à honneur de ne jamais agir que conformément à ce qui leur paraît être l’intérêt de tous et non le leur propre.

On voit ainsi que la question fondamentale devient celle de savoir où trouver des hommes qui soient constamment portés à défendre le bien commun contre les empiètements des intérêts particuliers au sein de la communauté.

S’il n’est point impossible de trouver des gouvernants suffisamment détachés de leurs intérêts particuliers – capables de prendre l’intérêt de tous pour leur intérêt particulier –, c’est tout simplement, pour la tradition, parce qu’il y a dans le monde beaucoup d’hommes à considérer que la vraie fin de l’homme n’est pas en ce monde, sans pourtant aller jusqu’à estimer que les hommes n’y ont pas de devoirs, ne serait-ce que celui de s’y comporter sans contradiction avec leurs fins dernières. « Ma Royauté n’est pas de ce monde3 », affirme Jésus, mais pour autant enseigne-t-Il à quitter ce monde ou à lui tourner le dos ? « Omnis potestas a Deo », répond l’Apôtre, voulant aussi signifier par-là que, puisque Dieu instaure des pouvoirs en ce monde, Il les investit d’une mission qui n’est pas de se servir eux-mêmes, de quelque façon que ce soit, en faisant fortune ou en assurant leur gloire. Omnis potestas a Deo signifie qu’aucun homme dépositaire d’un pouvoir sur ses semblables ne doit croire devoir sa fonction à ses mérites, de manière à user de cette fonction, comme s’il était un dieu pour l’homme. Omnis potestas a Deo est en réalité un précepte d’humilité.

En d’autres termes, si la justice suppose le désintéressement, la doctrine catholique traditionnelle enseigne qu’il n’est pas d’acte désintéressé sinon celui qui est commis pour la seule gloire ou pour l’amour de Dieu : elle implique que s’il y a des gouvernements justes dans le monde, c’est qu’il y a assez de chrétiens dans le monde pour qu’il s’en trouve à gouverner les nations.

Soulignons ici une chose. La doctrine traditionnelle ne consiste en aucune manière à affirmer que, dès qu’elle est connue, tous les gouvernements de la terre vont devenir des gouvernements justes. Ce qu’elle affirme en revanche, c’est qu’elle constitue la seule pierre sur laquelle peuvent être bâtis des gouvernements justes, tous les autres fondements étant du sable et non du roc. Elle est comme ce médecin qui dirait à son patient : « Vous avez le foie malade. Vous pouvez absorber des racines d’hibiscus si cela vous chante. Moi je vous dis que si vous ne cessez pas de boire de l‘absinthe, votre foie ne guérira point. Libre à vous de choisir. »


Poursuivons notre raisonnement par quelques considérations de bon sens concernant notre époque.

Celle-ci est de plus en plus clairement en train d’achever la révolution entamée au XVIe siècle ; elle finit de rompre avec un ancien monde, cet Ancien Régime qu’elle souhaite avoir culbuté une fois pour toutes dans les oubliettes de l’Histoire. Certes, la royauté a été décapitée en France en 1793, mais elle a plus ou moins survécu et en France et ailleurs jusqu’à une date pas si lointaine. À présent ç’en est vraiment fait de l’Ancien Régime, et aujourd’hui, en Occident du moins, nous vivons sous le régime d’un nouveau roi, dont le royaume s’étend jusqu’aux frontières du monde occidental, et qui n’a laissé que des ombres assises sur leur trône de pacotille. Ce nouveau roi a eu ses prophètes, tels, pour ne citer qu’eux, Montaigne ou Rousseau en France, un peu plus tard Walt Whitman aux États-Unis, Stirner en Allemagne, etc. Et ces prophètes l’ont annoncé triomphal et quasi-divin : il s’appelle le Moi. Mais il a aussi revêtu, en particulier aujourd’hui, des habits moins divins ou impériaux, s’est fait plus craintif et en quelque sorte plus médiocre. Lorsque le supporter d’une équipe sportive crie : « On a gagné ! », on sent à la fois le désir d’affirmer son moi, puisqu’il affirme avoir gagné, et la crainte de se mettre trop en avant, puisqu’il affirme aussi n’avoir pu être le seul artisan de la victoire. Ainsi se trouve en quelque sorte collectivisé l’amour de soi ; celui-ci est toujours présent, mais, identifié à d’autres, de manière à être par là même à la fois plus protégé et plus fort.

Je me bornerai ici à constater l’existence de ces deux formes d’amour de soi, sans chercher à en expliquer la polarité.

Il a des fidèles partout, mais les plus fidèles sont aux commandes de la machinerie qui fait mouvoir nos sociétés. Je vais en énumérer quelques-uns, sans essayer de mettre de hiérarchie entre eux, ni prétendre à n’en oublier aucun.

Ainsi dans les officines gouvernementales, relayé par les bourgeois des villes, dans les classes des lycées, des universités, quand ce n’est pas dans les écoles primaires, il est de mode, ou plutôt de rigueur, de moquer et l’idée et ceux qui la défendent, l’idée qu’il y a des choses naturelles et d’autres qui sont contre nature. Qui ne sait qu’aujourd’hui, il est ou devrait être parfaitement naturel de choisir son sexe (ou ses goûts sexuels) ; d’épouser dans les formes qui l’on veut, quel que soit son sexe et son âge (et pourquoi pas son chien ou son pot de fleur ? cela viendra) ; de manipuler à volonté l’héritage génétique des individus ; d’euthanasier, c’est-à-dire de confier à des « experts » le droit de tuer les vieillards ; d’avorter, c’est-à-dire de tuer des petits d‘homme avant leur naissance; mais aussi bien de manger des cerises en décembre, ou de tenter de vivre sur Mars. Or, pourquoi tant de haine contre l’idée même qu’il y a une nature des choses, sinon parce qu’imposer le respect de cette nature, c’est borner le déploiement de la démesure individuelle ou collective ?

Faut-il rappeler que les dieux, il y a déjà bien longtemps, avaient puni Icare de vouloir voler ?

On dira qu’il y a des « comités d’éthique ». Mais j’aimerais savoir combien se trouve de personnes, parmi ceux qui les composent, à oser affirmer qu’il y a des choses qui ne se font pas, point final ; c’est-à-dire des choses, ou plutôt des règles, devant lesquelles l’homme doit plier, sans qu’il soit besoin de justifier l’obéissance ; ou, comme aurait dit Antigone, des lois non écrites qui sont supérieures aux lois de la Cité, aux lois des hommes4.

Tout ce que font ces comités d’éthique, c’est par exemple de délimiter la période au-delà de laquelle ils reconnaissent l’avortement pour un assassinat, ce qui est reconnaître le droit de chaque femme à avorter presqu’à son gré, c’est-à-dire à nier que l’avortement par lui-même soit contre-nature, et finalement, comme je l’ai dit, à nier que l’homme ait une nature. La liberté d’un homme, disait-on déjà au XVIIIe siècle, s’arrête où commence celle d’un autre – et non pas à ce que lui interdit sa nature : pour le divin Moi, il n’est pas de nature.

Pour prendre un autre exemple, considérons la part prise dans nos sociétés par l’économie. Son développement ne date pas d’hier, mais précisément revenons à ce que dirent ceux qui en furent les premiers doctrinaires. On sait que, pour Adam Smith, la division du travail est à l’origine de tout accroissement de richesse, ce qui est l’objet propre de la science économique.

Or cette division « est la conséquence nécessaire quoique graduelle, d’une certaine tendance de la nature humaine à échanger une chose contre une autre ». Mais pourquoi cette tendance ? Mandeville l’avait déjà suggéré, et Adam Smith reprend l’idée : « L’homme a presque constamment l’occasion de recourir à l’aide de ses frères, mais il serait vain de l’attendre de leur seule bienveillance… Ce n’est pas de la bienveillance du boucher que nous attendons notre dîner, mais de la considération qu’il a de son propre intérêt. Nous nous adressons non à leur humanité, mais à leur amour de soi » (Richesse des nations, Livre I, ch. 2). Tout est dit : une société où l’activité économique est devenue l’activité dominante est une société dont le moteur principal est devenu l’amour que chacun se porte à lui-même – quitte évidemment à ce qu’il consente à des concessions pour le satisfaire. Mais ces concessions ne sauraient dissimuler que, comme le dit Adam Smith, ce n’est pas pour l’amour d’autrui (et encore moins de Dieu) qu’on lui rend service, mais pour l’avantage personnel que l’on en retire.

Ce qui est une manière de dire que l’homme a cessé d’être un animal sociable (ou politique), parce qu’il n’y a aucune raison pour que, dans toutes ces relations avec ses concitoyens, il ne cherche pas à donner le moins en exigeant le plus. Je n’insiste pas, on se récriera tant qu’on voudra, ce n’en est pas moins une sorte de guerre formellement pacifique qui fait la toile de fond de nos sociétés.

Aussi bien, j’en prendrai une preuve supplémentaire, qui est ce que l’on pourrait appeler l’inflation législative que connaissent nos sociétés. Pour un oui ou pour un non, on ajoute une loi à l’énorme livre de celles qui existent déjà. Avançons donc ce nouveau truisme. Une société dont les citoyens savent eux-mêmes mettre un frein à leur démesure, c’est-à-dire au mépris de l’autre qui les habite, est une société qui n’a pas besoin de beaucoup de lois. On peut donc, me semble-t-il, poser comme un axiome, ce corollaire que le nombre des lois qui règlent la vie en société est directement proportionnel à la diversité des moyens que l’hybris individuelle – l’amour de soi – invente pour se satisfaire, et donc en raison directe de la latitude qui est laissée à cette hybris pour se développer.

Je veux prendre deux derniers exemples.

Le premier est – horresco referens – le succès du système démocratique dans le mode moderne. La démocratie est un régime encensé parce que supposé être le seul à pouvoir protéger efficacement le citoyen moyen, cette brebis constamment exposée à être tondue, des exactions de gouvernements inévitablement méchants parce qu’aristocratiques ou monarchiques. Que ce soit un jugement infantile, et de plus en plus manifestement faux, importe peu puisque les masses sont persuadées qu’il est vrai et tiennent mordicus à ce régime sournois, quels qu’en puissent être les vices (« La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres», on connaît la formule).

Mais pourquoi les masses y sont-elles attachées ? Je crois que c’est pour une raison élémentaire, mais qu’il est de mauvais goût d’avancer.

Qu’y a-t-il en effet derrière le principe sacro-saint de la souveraineté du peuple – souveraineté signifiant qu’il n’est rien que le peuple ne puisse se permettre, rien de sacré pour lui (même pas le contrat social, disait Rousseau avec son cynisme naïf) ? Pourquoi ce pouvoir exorbitant n’a-t-il rien de scandaleux ou d’effrayant ? Pourquoi est-il haïssable dans les mains d’un homme, mais adorable dans celles du peuple ? La raison en est, je crois, tout simplement que, consciemment ou non, la souveraineté du peuple, cette entité si difficilement définissable et si mal définie, n’est rien aux yeux du citoyen moyen, sinon la souveraineté de chaque citoyen. Puisque, se dit en somme ce dernier, ce qui est par-dessus tout insupportable, c’est qu’un homme particulier prétende gouverner ses semblables, le seul remède à cette peste est de confier le pouvoir de cet homme à tous les citoyens – et chacun de pouvoir se dire : « à moi ». C’est d’ailleurs la raison profonde pour laquelle les sociétés modernes, sont, comme disait Rousseau, contractuelles ; elles sont de simples associations « dans lesquelles chacun n’entre que pour son avantage ».

Comment ce système extravagant peut-il fonctionner, nul n’en a cure, car seul le principe compte, qui est le sentiment que n’importe quel citoyen est en droit de nourrir, et qui est la souveraineté de principe de son Moi.

Un dernier exemple. On me rétorquera que notre époque est pleine d’altruisme, que la compassion y est vertu, et que, même si l’on concède qu’en effet elle n’est pas exempte d’égoïsme, la pitié est le seul sentiment qui, parce qu’il est aussi naturel à l’homme que l’amour de soi, peut balancer ce dernier : c’était déjà l’argument de Rousseau. N’est-ce pas un ancien président des États-Unis qui déclarait être le candidat d’un « conservatisme compassionnel » ? Aimez-vous les uns les autres, prêche, avec la nécessité de la plus large tolérance, le Pape actuel, qui semble avoir oublié que le Christ ajoutait : « pour l’amour de moi» – ce qui change tout, et réduit l’exhortation de ce Pontife à un larmoyant : « ayez pitié ». Eh bien soit ! notre époque adore larmoyer, comme Margot. Mais veut-on savoir ce que Jean-Jacques, un des fondateurs de la psyché moderne, pense de cette compassion dont il faisait pourtant l’éloge ? « On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même »(Émile). Une fois de plus, tout est dit, et sous l’altruisme d’une époque pétrie d’égoïsme, il est logique de déceler encore une fois une des manifestations de cet égoïsme.

Et alors, dira-t-on, la belle affaire ! Soit, il se peut que des esprits chagrins trouvent répréhensible l’étalage d’un égoïsme que le monde traditionnel réprouvait, mais enfin pourquoi cette hostilité ? Une économie florissante ne se bâtit pas avec de bons sentiments, et la compétition des intérêts, parce qu’elle profite finalement au plus grand nombre, a quelque chose de providentiel (comme disait Adam Smith). Nos parlements multiplient les lois ? Certes, mais comme ces lois ont pour but de réfréner l’ardeur des méchants, cela prouve simplement que dans nos sociétés règne de plus en plus l’état de droit.

Quant à accuser la démocratie, c’est trop facile : comme a dit l’autre, c’est peut-être le pire des régimes, à l’exception des autres. Enfin la pitié a peut-être quelque chose d’hypocrite, mais enfin qui peut nier que ses effets soient bénéfiques ? Une fois de plus, et cela est admirable, c’est de vices apparents que sort la vertu (comme disait cette fois Mandeville).


On peut naturellement abonder dans ce sens et hurler avec les loups (ou mugir avec les veaux). Mais il demeure permis jusqu’à nouvel ordre de considérer que l’hégémonie du moi dans nos sociétés n’a pas que des conséquences heureuses. Je me bornerai à en évoquer deux malheureuses, dans lesquelles toutes les autres, me semble-il, se rassemblent et se résument assez visiblement. L’une et l’autre illustrent ce que les sociétés occidentales modernes ont d’artificiel, et donc d’éminemment superficiel.

La première en effet, c’est la désocialisation : une perte de plus en plus évidente de la capacité à vivre en société, les hommes, qui furent des animaux sociables, devenant de plus en plus rétifs à leur propre sociabilité originelle. Certes, on protestera que nos sociétés cherchent à être sans cesse plus « conviviales », que la « solidarité » y est portée à la hauteur d’une institution (fort coûteuse au demeurant), que la fraternité est un principe immortel, etc. Mais soyons sérieux et revenons à la logique des choses, qui est fort simple, et d’ailleurs fort clairement perçue par Jean-Jacques Rousseau. Dans son Contrat social, il butte constamment sur une difficulté élémentaire qu’il a la curieuse honnêteté de ne pas ignorer : comment des hommes, dont la première passion est, comme il le dit, l’amour de soi, peuvent-ils jamais abdiquer « leur existence absolue et naturellement indépendante » ? Pourquoi chacun, répugnant à obéir à un homme, se ferait-il soudain sujet de tous les autres ? La réponse qu’apporte Rousseau donne la mesure de ce que la question a d’insoluble : il faudra « les y contraindre par tout le corps… ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on les forcera d’être libres ».

Question et réponse sont autant de preuves que nos sociétés sont fondées sur une contradiction intrinsèque, exaltant la liberté absolue de chacun, et réclamant la terreur quand il s’en prévaut. Pour ma part, je trouve que n’a rien de paradisiaque une société qui balance entre tolérance absolue et répression, anarchie et despotisme : « Dieu fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple » (Jb 34, 30).

La seconde conséquence – vrai vice fondamental – de sociétés fondées sur l’amour de soi me paraît la suivante : c’est celle d’être à la fois conquérantes, agressives et lâches.

Conquérantes et agressives, elles le furent dès leur naissance. Il n’a jamais coulé tant de sang humain que depuis l’invention de la guerre démocratique, où les chefs militaires ou politiques n’ont jamais hésité à se servir des citoyens comme de chair à canon, cependant que la rage de sentir leur souveraineté menacée par l’ennemi extérieur a jeté ces mêmes citoyens contre toutes les monarchies et les régimes anti-démocratiques, depuis les guerres de la Révolution et de l’Empire jusqu’au moins la Seconde Guerre mondiale.

Mais peu à peu, la dynamique inhérente à des sociétés où règne l’amour de soi l’a emporté sur l’instinct même de survie collective. Comme disait Rousseau, quelle raison « peuvent bien avoir les particuliers de transmettre au souverain le droit de disposer de leur propre vie » alors qu’« ils n’entrent en société que pour leur avantage » ? Aussi bien aujourd’hui, il n’est plus et ne saurait plus y avoir de levée en masse : on envoie des professionnels se faire tuer, puisqu’il se trouve encore des hommes à choisir la profession guerrière. Mais lorsque l’agression est massive, et supposerait la mobilisation de tous, comme c’est le cas de l’immigration contemporaine, la lâcheté prévaut, car l’amour de soi commande de faire le gros dos et d’aller faire ses courses au supermarché tout en condamnant les va-t-en-guerre qui demandent au peuple de prendre les armes (même morales) et de se défendre.

Nos sociétés sont nées dans le sang et meurent de lâcheté, ayant perdu, au demeurant de manière fort logique, jusqu’à leur instinct de survie. Si ces deux conséquences ne sont pas dirimantes, je me demande ce qui peut l’être.


Je peux conclure en quelques mots.

La vision chrétienne de la politique est-elle pertinente aujourd’hui ? Je vois mal qu’on y puisse répondre autrement que par cette autre question : peut-il y avoir vision du monde plus pertinente aujourd’hui que la vision chrétienne ? Car enfin, peut-il y avoir doctrine plus pertinente que celle dont le centre conceptuel et le cœur consistent à affirmer que la maladie mortelle des individus, des sociétés et de ceux qui les dirigent est une préférence immodérée pour soi, un amour démesuré de soi, un Moi d’abord ! un moi ! moi ! moi ! d’autant plus intempérant qu’il s’abrite, et non sans raison, sous le parapluie d’une volonté générale qui le légitime et l’absout ?

1Conférence préparée pour le Colloque du CEP à Orsay, le 12 novembre 2016.

2Claude Polin fut titulaire de la chaire de philosophie politique à la Sorbonne (Paris IV).

3Ndlr. Sur la nuance, en hébreu, entre « royaume » (traduction commune) et «  royauté » (traduction plus exacte), nuance importante que le grec ignore car il n’a que le mot basiléia, se reporter au Cep n°73, p. 84.

4Est-ce là du fanatisme aveugle, analogue à celui qu’illustre l’Islam ? Non pas, car il ne s’agit pas d’obéir à un dieu qui peut commander n’importe quoi, mais de respecter des commandements qui sont conformes à la nature de l’homme et qu’on ne peut donc discuter sans discuter aussi que l’homme a une nature. Or les comités d’éthique se soucient peu d’affirmer cette nature, ils se demandent seulement si les règles qu’on soumet à leur appréciation sont ou non nuisibles, d’après eux, à des hommes auxquels ils reconnaissent d’autre part le droit à faire ce qui leur plaît.

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