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Par Dr Louis Murat
Sociabilité et commensalisme des animaux1
Résumé : Bien qu’Aristote ait qualifié l’homme comme un « vivant en cités » (zoôn politikôn), les animaux vivent, eux aussi, en sociétés hiérarchisées où certains se voient affecter à des missions bien spécifiques : guide, sentinelle, chef « appeleur », etc. Il y a aussi les commensaux, tel le Pluvian d’Égypte qui cure les dents du crocodile en y puisant sa nourriture. Il y a surtout les familiers de l’homme, soit domestiqués comme le chien ou le cheval, soit simplement apprivoisés comme le chat. Mais toujours un instinct infaillible règle tant les travaux que les jeux des animaux.
L’instinct de sociabilité, qui a rendu possible la civilisation humaine et ses progrès, se rencontre aussi dans de nombreuses espèces animales2.
Si beaucoup d’animaux vivent simplement par couples isolés, il en est d’autres qui passent leur existence en troupes, en bandes, en colonies.
Chez les mammifères, on peut citer les troupeaux d’animaux domestiques et, à l’état sauvage ou libre, les associations à forme patriarcale des singes, buffles, éléphants, chevaux, antilopes, chiens des prairies, castors, etc.
Chez les oiseaux, les bandes ou compagnies de perdreaux, d’oies, canards, alouettes, martinets, étourneaux, corbeaux, freux, grues, oiseaux de paradis, albatros, pingouins, etc.
Chez les poissons, les troupes et bandes de marsouins, thons, morues, harengs, sardines, etc.
Chez les insectes, les collectivités d’abeilles3, fourmis, termites4, etc.
Chez les animaux marins inférieurs, des colonies diverses : polypiers, siphonophores, etc.
La vie isolée, par couples dispersés, et la vie en commun des êtres ont chacune, du reste, leur harmonie et leur poésie dans l’économie de la nature.
Citons, comme exemple de l’une et de l’autre, l’existence du Rouge-gorge et celle des Canards sauvages. On connaît les belles pages de Michelet et de Chateaubriand à ce sujet :
« Quand, par les premières brumes d’octobre, un peu avant l’hiver, le pauvre prolétaire vient chercher dans la forêt sa chétive provision de bois mort, un petit oiseau s’approche de lui, attiré par le bruit de la cognée ; il circule à ses côtés et s’ingénie à lui faire fête en lui chantant tout bas ses plus douces chansonnettes. C’est le rouge-gorge, qu’une fée charitable a député vers le travailleur solitaire pour lui dire qu’il y a encore quelqu’un dans la nature qui s’intéresse à lui.
« … Quand la nature s’endort et s’enveloppe de son manteau de neige, quand on n’entend plus d’autre voix que celle des oiseaux du nord qui dessinent dans l’air leurs triangles rapides, ou celle de la bise qui mugit et s’engouffre au chaume des cabanes, un petit chant flûté, modulé à voix basse, vient protester encore au nom du travail créateur contre l’atonie universelle, le deuil et le chômage5. »
« À peine les hirondelles ont-elles disparu, qu’on voit s’avancer sur les vents du nord une colonie qui vient remplacer les voyageurs du midi, afin qu’il ne reste aucun vide dans nos campagnes. Par un temps grisâtre d’automne, lorsque la bise souffle sur les champs, que les bois perdent leurs dernières feuilles, une troupe de canards sauvages, tous rangés à la file, traversent en silence un ciel mélancolique. S’ils aperçoivent du haut des airs quelque manoir gothique environné d’étangs et de forêts, c’est là qu’ils se préparent à descendre ; ils attendent la nuit et font des évolutions au-dessus des bois.
« Aussitôt que la vapeur du soir enveloppe la vallée, le cou tendu et l’aile sifflante, ils s’abattent tout à coup sur les eaux, qui retentissent. Un cri général, suivi d’un profond silence, s’élève dans les marais. Guidés par une petite lumière, qui peut-être brille à l’étroite fenêtre d’une tour, les voyageurs s’approchent des murs à la faveur des roseaux et des ombres ; là, battant des ailes et poussant des cris par intervalles, au milieu du murmure des vents et des pluies, ils saluent l’habitation de l’homme6. »
Chateaubriand, parlant plus loin des sentinelles qu’ont toujours les bandes de Corbeaux ou de Corneilles, nous dit : « Souvent une corneille centenaire, antique sibylle du désert, se tient seule perchée sur un chêne avec lequel elleavieilli. Là, tandis que ses sœurs font silence, immobile et calme, pleine de pensées,elle abandonne aux vents des monosyllabes prophétiques7. »
Citons encore quelques autres exemples de l’instinct de sociabilité chez les animaux.
Chaque bande de Pluviers a un chef ou « appeleur » qui la réunit le matin par ses cris au moment du départ.
Les immenses assemblées d’oiseaux de rivage, albatros, pingouins, mouettes, etc., offrent de curieux spectacles8.
À la station ornithologique de Rossitten, sur les bords de la Baltique, on a constaté que les mouettes qui, l’été, vivent en grand nombre dans cette région, gagnent en automne le nord de l’Afrique en deux bandes, dont l’une passe par Vienne et par l’Adriatique et l’autre par la mer du Nord, le Rhin et le Rhône. Sur cent mouettes marquées, il y en a eu 12 à 17 de reprises qui ont permis de vérifier les deux itinéraires précédents.
Les bandes de Phénicoptères (flamants) et de Grues ont constamment un veilleur, et plusieurs pendant la nuit. Si le veilleur découvre ou soupçonne quelque danger, il pousse un cri et s’envole. C’est le signal de la fuite générale.
Les grues admettent dans leur compagnie des espèces voisines, par exemple, dans l’Inde, des grues Antigones ; en Afrique, la Demoiselle de Numidie, etc.
Les grues forment des couples d’une fidélité remarquable. Elles sont très familières avec l’homme.
Elles possèdent d’étranges talents chorégraphiques. Elles gambadent avec légèreté, s’avancent l’une vers l’autre, font des salutations, des sauts, etc.
Les Tétras mâles se livrent, de même, sous les yeux des femelles, à des exercices désignés sous le nom de « danses de perdrix ». Le rupicole orangé est également connu pour son habitude de sautiller en cadence.
Pour faire leur cour, les paons et dindons font la roue : les jeunes rossignols chantent et s’efforcent de couvrir la voix de tout rival ; les tourterelles roucoulent des journées entières ; les Combattants, oiseaux belliqueux quoique mal armés, se livrent à de longs duels, à certaines époques, devant leurs compagnes. Ils se battent jusqu’à ce qu’ils soient exténués. On les voit, le corps en avant, la collerette hérissée, le bec en arrêt, se précipiter l’un sur l’autre, rouler sur le sable, se relever, s’attaquer de nouveau avec fureur et ne cesser le combat que lorsque l’un d’eux se reconnaît vaincu et abandonne le champ de bataille à son rival.
Parmi les curieuses particularités biologiques de certains animaux sociaux, citons encore les danses des Moucherons.
On connaît à ce sujet la belle page de Bernardin de Saint-Pierre :
« Je me suis arrêté quelquefois avec plaisir à voir des moucherons, après la pluie, danser en rond des espèces de ballets. Ils se divisent en quadrilles qui s’élèvent, s’abaissent, circulent et s’entrelacent sans se confondre. Les chœurs de danse de nos opéras n’ont rien de plus compliqué ni de plus gracieux. Il semble que ces enfants de l’air sont nés pour danser ; ils font aussi entendre, au milieu de leur bal, des espèces de chant. Leurs gosiers ne sont pas résonants comme ceux des oiseaux, mais leurs corselets le sont, et leurs ailes, ainsi que des archets, frappent l’air et en tirent des murmures agréables.
« Une vapeur qui sort de la terre est le foyer ordinaire de leur plaisir ; mais, souvent, une sombre hirondelle traverse tout à coup leur troupe légère et avale à la fois des groupes entiers de danseurs.
Cependant, leur fête n’en n’est pas interrompue. Les coryphées distribuent les postes à ceux qui restent, et tous continuent à danser et à chanter. Leur vie, après tout, est une image de la nôtre. Les hommes se bercent de vaines illusions autour de quelques vapeurs qui s’élèvent autour de la terre, tandis que la mort, comme un oiseau de proie, passe au milieu d’eux et les engloutit tour à tour sans interrompre la foule qui cherche le plaisir. »
Même en hiver, lorsque la neige recouvre le sol, on peut voir certaines espèces de moucherons, notamment le Trichocera hiemalis, continuer leurs danses aux rayons du soleil.
Rapprochons de ces instincts chorégraphiques celui des Souris dansantes japonaises.
Ces souris, qui restent au repos le jour, commencent à danser vers 5 ou 6 heures du soir et continuent parfois jusqu’au lendemain matin. Par des mouvements volontaires et qui n’ont rien d’épileptique, elles tournent sur elles-mêmes avec une rapidité qui finit par donner le vertige à l’observateur. Elles font deux à trois tours par seconde, et cela peut durer presque toute la nuit.
Elles s’arrêtent quand elles veulent, vont à l’écuelle, prennent un peu de nourriture, puis retournent à leur place et recommencent à danser.
D’après le physiologiste E. de Cyon, qui les a particulièrement étudiées, ces habitudes seraient peut-être liées à une conformation spéciale du labyrinthe de ces souris9 .
Parmi les animaux commensaux ou mutualistes, bornons-nous à relater ici quelques exemples d’associations : pluvian et crocodile, pilote et requin, etc.

Fig.1 : Pluvian d’Égypte
Le Pluvian d’Égypte est un oiseau avertisseur. Il réveille le crocodile, disent Pline, Brehm, etc., en lui becquetant et mordillant le museau. Le pluvian cherche sa nourriture dans et entre les dents du crocodile. Il cure celles-ci et le crocodile semble se laisser faire avec satisfaction.
Le Pilote est un poisson que l’on voit souvent précéder le requin. Ce dernier paraît suivre son sillage intentionnellement. Le pilote va chercher, dit-on, le requin pour le conduire là où est la proie dont il profite toujours quelque peu.
De petits poissons (Trachicthys funicatus) vivent avec une actinie, entre les filaments urticants, dans laquelle ils se tiennent à l’abri. Sans cela, ils risqueraient fort d’être mangés par les poissons carnassiers.
On voit de même un Trachurus être protégé par une méduse et de petits maquereaux vivre en sécurité entre les tentacules des galères. On trouve dans les moules un minuscule crabe, le pinotère, qui s’abrite de tout danger en vivant dans la coquille de ces mollusques. Citons également l’association des pagures et des anémones de mer.
Il nous reste à signaler la sociabilité et le commensalisme de certains animaux avec l’homme.
Depuis les temps préhistoriques, le Chien a été associé par l’homme à sa chasse. « Un chien restera paisiblement pendant des heures dans une chambre avec son maître, sans attirer l’attention, tandis que, laissé seul peu de temps, il se met à aboyer ou à hurler tristement » (De BONNIOT).
Le Chat est très apprivoisé, mais non domestiqué.
Le Cheval et les autres animaux domestiques : bœufs, moutons, ânes, chameaux, oiseaux de basse-cour, vivent dans la compagnie de l’homme et ne cherchent nullement à fuir sa présence.
Les moutons, disent certains naturalistes, pensent que l’homme est de leur assemblée, de la compagnie. Ils prennent le berger pour l’un des leurs, pour un grand frère.
Relativement au cheval, on connaît la page célèbre de Buffon :
« La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats.
Aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l’affronte… Il partage aussi ses plaisirs, à la chasse, au tournoi, à la course. Non seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs ; obéissant toujours aux impressions qu’il en reçoit, il se précipite, se modère ou s’arrête, et n’agit que pour y satisfaire. »
Le dindon est un des rares oiseaux de nos basses-cours dont la domestication soit récente.
Aux Indes [au Sahel aussi…], le garde-bœuf Ibis surveille attentivement les troupeaux de bovins.
Un échassier de grande taille, le Kamichi fidèle, rend de grands services dans certains pays en gardant la volaille. Il l’emmène en troupe le matin et la ramène avant la nuit.
Les petits chats veulent jouer avec l’homme comme ils aiment à jouer avec la pelote. Le même instinct de jeu10 s’observe dans leur jeune âge chez les chiots, poulains, écureuils, singes, renardeaux, louveteaux, phoques, fourmis et divers oiseaux.
Certains animaux timides deviennent très familiers et confiants à l’égard de l’homme.
Nous avons vu des rats blancs de Sibérie, des singes de Madagascar, apprivoisés et craintifs, ne pas vouloir quitter les bras, épaules, poches de leur propriétaire et protecteur, et se hâter de s’y réfugier toujours, avec de petits cris de crainte et comme d’imploration, lorsque, dans le voisinage, quelque danger les menaçait.
Beaucoup d’insectes ignorent l’homme. Les fourmis, pense-t-on, ne nous voient pas. Disproportionné à leur intimité, l’homme leur est caché par l’immensité relative de son corps. Les abeilles voient bien l’homme, acceptent sa présence en général et même se laissent rançonner par lui, mais elles savent aussi fondre sur lui dans certains cas. D’autre part, elles ne paraissent pas percevoir les bruits. Des coups de fusil répétés les laissent indifférentes. Elles ne bougent pas. Elles ne craignent que la fumée.
1 Repris des Merveilles du monde animal, Paris, Téqui, 1914, p. 335-346.
2 Voir ESPINAS, Les Sociétés animales ; E. PERRIER, Les Colonies animales ; LÉVY-BRUHL, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures.
3 Cf. P. A. BOULET, « Ce que nous disent les abeilles », Le Cep n° 5, p. 63.
4 Cf. Dr L. MURAT, « La Cité termite », Le Cep n° 74, p. 79.
5 MICHELET, L’Oiseau, Le rouge-gorge, Hachette.
6 CHATEAUBRIAND, Le Génie du christianisme, Ire part., Liv. V, ch. vii.
7Ibid.
8 BASIL, Les Oiseaux d’eau, de rivage et de marais, in-8°, 1914.
9 E. DE CYON, L’Oreille, Paris, Alcan, 1911, in-8°, p. 137.
10 Se reporter à Thomas BRIAN, « Pourquoi les animaux jouent-ils ?, in Le Cep n°51, mai 2010, p. 85.