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Par Bernard Guéry
Soph-IA1
Bernard Guéry2
Résumé : Le 11 mai 1997, l’ordinateur Deep Blue3 battait le champion du monde d’échecs Garry Kasparov, alors que le champion l’avait emporté l’année précédente. Même s’il fallait 20 personnes pour faire fonctionner l’ordinateur et si la partie gagnée en 19 coups, ce qui a déstabilisé Kasparov, aurait été due à un bug, il n’en demeure pas moins qu’une forme d’intelligence – de capacité de réponse par confrontation avec des informations mises en mémoire – est désormais l’attribut de machines de plus en plus nombreuses autour de nous et de plus en plus puissantes. Mieux encore, le robot d’apparence humaine nous revient et, cette fois, il ne s’agit plus de science-fiction, mais de prototypes autonomes, capables de marcher, de sauter au-dessus d’un obstacle et de prendre un objet. Le robot appelé « Sophia » parle et répond à certaines questions. On peut donc se demander si cette Intelligence Artificielle (IA) embarquée n’est pas en mesure de remplacer l’homme, de nous rendre, en quelque sorte, inutiles dans l’univers. Outre que l’autonomie de Sophia est toute relative, il faut surtout bien comprendre que son « intelligence » exécute des programmes et ne « pense » pas au sens propre du mot. Il revenait à un philosophe de bien établir cette distinction.
Sophia4 ne nous laisse pas indifférents. Avouons-le. Se déplacer à la manière d’un humain, exprimer des émotions sur son visage, chercher le regard des autres, ne sont pas les compétences les plus impressionnantes de Sophia.
Ce robot, conçu par la société Hanson Robotics, nous étonne davantage par sa capacité à soutenir une conversation de façon quasi plausible. Comme pour couronner ce réalisme prometteur, le 25 octobre 2017, Sophia a reçu la nationalité saoudienne.

Fig. 1 : Sophia. Crédit ITU Pictures (Genève)5
Mais l’étymologie du mot « nationalité » nous renvoie à l’idée de naissance. Or, Sophia n’est pas venue au monde.
Il y a donc quelque chose qui cloche. En effet, la frontière semble s’estomper entre l’intelligence artificielle (IA) embarquée, et notre intelligence naturelle
Et en même temps, nous sentons bien que nous avons une différence irréductible, même si nous n’avons pas toujours les mots pour l’exprimer.
Alors pourquoi ne pas se saisir de la question que nous adresse Sophia ? En effet, lors d’un entretien filmé avec un journaliste de CNBC, « elle » interrogea ainsi son interlocuteur : « How do you know you are human ? », « Comment savez-vous que vous êtes humain ? »
Sophia porte bien son nom : la question est d’une sagesse insoupçonnée. En effet, en fonction de la réponse, on pourra comprendre, ou non, la différence spécifique entre Sophia et son interlocuteur.
Deux réponses possibles à la question de Sophia. La science lève le doigt et répond en bon élève : « Je sais que je suis humain, car je m’appuie sur des données mesurées par des instruments. » En admettant ce point de départ-là, c’est-à-dire une expérience externe, toute réflexion aboutit à gommer, à terme, la frontière entre l’homme et l’intelligence artificielle embarquée. Mais une autre réponse, rationnelle, quoique non scientifique, est possible : « Je sais que je suis un homme, parce que je sens que je sens, et je sais que je pense ». En partant de cette expérience interne comme point de départ rationnel, on peut aboutir à une différence spécifique entre Sophia et son interlocuteur. Et, ainsi, mettre des mots sur la certitude d’avoir quelque chose d’irréductible.
En effet, le robot saoudien, intelligence artificielle (IA) embarquée, est un système de traitement de l’information intégré à un dispositif mécanique. Traiter une information, c’est recevoir des données (input), opérer (ou computer) en fonction d’un algorithme, pour transmettre un résultat (output). Nul besoin d’expérience interne pour traiter des informations et simuler leur expression à la manière des humains. Nul besoin, pour l’IA, de savoir qu’elle traite des informations, pour les traiter beaucoup mieux que nous, des centaines de milliers de fois mieux que nous. Sophia n’en est qu’à ses débuts. Ce n’est qu’une question de temps.
Notre différence n’est pas du tout un avantage concurrentiel pour traiter les informations. Nous savons que nous savons. C’est tout. C’est gratuit. Mais nous seuls pouvons le faire. Sophia est par rapport à nous comme un aveugle-né surdiplômé, qui étudierait scientifiquement les couleurs, par rapport à un enfant regardant du rouge. L’enfant sait qu’il voit du rouge, et il se sait voyant du rouge. C’est tout, c’est gratuit.
Quelles conclusions tirer de cela ? Eh bien, peut-être, émerveillons-nous devant le prodige de l’intelligence artificielle, signe de la merveille de notre intelligence naturelle qui l’a conçue. Émerveillons-nous, c’est-à-dire cultivons ce que nous avons en propre, et que n’aura jamais l’intelligence artificielle, même si elle saura peut-être un jour simuler l’émerveillement beaucoup mieux que n’importe quel acteur de cinéma. Émerveillons-nous, c’est le signe de notre vie intérieure, de l’union intime de notre intelligence avec l’être dans les choses. Émerveillons-nous, c’est l’origine de toute connaissance. Car il faut connaître. Connaître pour maîtriser, pour réguler, pour empêcher les dérives, pour prévoir les conséquences, pour prévenir les dangers. Car il y en a.
1 Reproduction aimablement autorisée de la Lettre aux Amis de l’IPC (Institut de Philosophie comparée), n° 38, mai 2018, Éditorial. Annoté et illustré par nos soins.
2 Enseignant-chercheur en philosophie.
3 En réalité, ce supercalculateur pesant 1,4 tonnes était un assemblage momentané de multiples processeurs fonctionnant en parallèle. Kasparov a contesté le résultat car il n’avait pas eu accès aux parties jouées antérieurement par Deep Blue, alors que 4 grands maîtres d’échecs avaient nourri l’ordinateur de nombreuses parties connues, dont celles de Kasparov.
4 Selon le constructeur, la société Hanson Robotics, installée à Hong-Kong, Sophia utilise l’intelligence artificielle, le traitement des données visuelles et la reconnaissance faciale. Sophia imite également les gestes humains et les expressions faciales ; elle est capable de répondre à certaines questions, mais aussi de tenir des conversations simples à partir de sujets prédéfinis, comme la météo. Le robot exploite la technologie de reconnaissance vocale d’Alphabet (société de la nébuleuse Google).
5 https://flickr.com/photos/itupictures/27254369347/, CC BY 2.0,