Accueil » Stabilité des espèces : l’enquête

Par Nguyen Olivier

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Il est des livres qui prennent naturellement leur place dans le paysage littéraire ou scientifique, ajoutant leur pierre – parfois précieuse, parfois sans valeur – aux constructions de notre intellect. Avec Stabilité des espèces : l’enquête, le P. Nguyen a produit un bloc erratique sui generis qu’il ne sera pas facile d’étiqueter (et donc d’écarter) à la va-vite. D’une part l’auteur, et il en a conscience, adopte une approche personnelle d’un thème qui, on le sent, l’a passionné depuis des années : il pense par lui-même et ne se contente pas, comme trop souvent certains auteurs, de faire sa petite synthèse à partir des données publiées. Il sait que les esprits sont aujourd’hui moulés dès l’âge tendre dans une vision évolutionniste du monde : en affirmant et en défendant la stabilité des espèces, il va donc à l’encontre, non pas d’une thèse particulière à la science de l’hérédité, mais du paradigme intellectuel dominant (p. 63). Cela, le lecteur va le découvrir peu à peu, à mesure qu’il accompagnera l’auteur dans cette « enquête », un sous-titre bien choisi.

D’autre part, l’ouvrage restitue la fraîcheur d’une pensée inchoative qui s’étonne elle-même devant les multiples confirmations qu’elle rencontre. Car « l’enquête » aborde successivement sept domaines bien distincts (on aime à penser que ce nombre ne résulte pas du hasard…) ; et c’est ici l’originalité profonde de l’ouvrage. Ce sont successivement : l’étymologie (des mots « espèce » et « stable »), la génétique, la biophilosophie, l’histoire naturelle, la philosophie, la théologie et enfin la mystique. Chacun de ces aspects est traité en allant aux faits eux-mêmes, ce qui permet au lecteur de s’instruire tout en réfléchissant. De sa formation d’origine, celle d’ingénieur, l’auteur a gardé un langage précis où chaque mot est utile et dit bien ce qu’il veut dire (le fait est assez rare pour être signalé). Il ne veut pas qu’on lui retourne ce reproche que Gilson faisait à Darwin : « l’indétermination de la notion d’espèce dans un ouvrage qui se propose d’en expliquer l’origine » (p. 53).

Pour ceux qui ignorent tout de la complexité observée dans une « simple » cellule, avec ses organites et ses processus indéfiniment complexes, le chapitre « génétique » rendra un fier service. La « biophilosophie » va permettre au P. Nguyen de montrer « l’impossibilité que l’espèce soit en devenir » (p. 149). Pour quiconque a vu que l’organisme vivant ne résultait pas d’une accumulation de matière biochimique mais d’une totalité formée de parties interdépendantes, il s’en déduit que le tout (la forme) préexiste aux parties et à leurs interactions, ce qui réfute l’évolution lamarckienne, puisque l’âme (la « forme ») n’est pas modifiée par ce qui survient chez les organes.

En histoire naturelle, O. Nguyen insiste sur les « taxons Lazare », ces centaines d’espèces fossiles, comme le cœlacanthe, que l’on croyait disparues, mais qu’on a fini par retrouver (p. 183) : la stabilité des espèces s’en trouve d’autant plus confortée qu’on croit ces espèces exister depuis des millions d’années !

Ici, l’auteur met en cause, mais s’en s’y attarder, la méthode qui consiste à dater les terrains par les fossiles qu’ils renferment (p. 186).

Signalons aussi une critique bien formulée de la soi-disant « série évolutive » du cheval et du caractère factice des espèces dites « intermédiaires ».

En philosophie, le P. Nguyen montre la pertinence de la pensée aristotélo-thomiste : la notion d’évolution des espèces est paradoxale, puisque l’espèce n’existe et ne peut être désignée qu’en raison de sa stabilité (p. 203-204). Si l’agir suit l’être (selon l’adage agere sequitur esse), les espèces n’existent qu’en référence à des formes substantielles. De là, puisque la forme et la fin sont intrinsèquement liées, une intéressante distinction entre les LOGOÏ1 (finalités générales abstraites comme les sont le vol, la marche ou la vision) et les logoï (manières propres à une espèce de réaliser le LOGOS correspondant (p. 219). Ainsi, la chauve-souris vole-t-elle avec une membrane à ses ailes et l’oiseau avec des plumes. Cette présence active du logos fait comprendre comment les organes ou les tissus blessés peuvent se reconstituer à l’identique (y compris nos empreintes digitales, avec leur dessin si particulier).

Prêtre du diocèse de Toulon, Olivier Nguyen ne pouvait manquer d’invoquer ici la théologie. Il le fait à l’aide de la Bible (l’importance du « Et il en fut ainsi » qui structure le récit de la Création), puis en étendant l’Alliance faite avec Noé – avec sa promesse de pérennité – à toute la Création : « Tous les êtres animés qui sont avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche, tous les animaux de la terre […]. Je fais se lever mon alliance avec vous : tout ce qui est né ne sera plus détruit par les eaux du déluge ; il n’y aura plus de déluge pour ravager la terre » (Gn 9, 9, cité p. 241). De là l’idée d’une stabilité du cosmos tout entier, et en particulier des espèces, objets désignés de l’Alliance. « Alors que la théorie de l’évolution suggère que l’espèce évolue en fonction de ses nouveaux besoins, le Texte sacré, ici, exprime l’inverse : les espèces sont subordonnées au service de toute la Création, créées pour répondre à des besoins et des nécessités qui les dépassent » (p. 248).

C’est là un point fondamental où l’auteur s’écarte délibérément de l’actuelle vision naturaliste du monde, pour communier avec le CEP dans une vision biblique et chrétienne de l’univers. D’où découlent deux arguments originaux : la nécessité pour l’homme (car c’est sa finalité dans la Création) de la contemplation et de la louange : 1/ « Des espèces par nature instables se révèlent impropres à la contemplation, donc incapables de générer aucune sérénité » (p. 249) ; 2/ «  Le Psaume 104 est intégralement dédié au Créateur et chante particulièrement le don de la stabilité et de l’ordonnance de la terre […]. Dans le Psaume 148, cette stabilité des espèces et du monde apparaissent comme la raison même de l’appel à la louange » (p. 253). S’en suit encore cette conclusion : « Dieu a donc conçu, dans sa Sagesse et avant leur création, toutes les espèces végétales et animales dans leur forme et leur intelligibilité  »  (p. 261).

L’approche la plus originale est peut-être la dernière du livre : le point de vue de la mystique. L’amour divin étant désintéressé, Dieu aime les espèces pour ce qu’elles sont, avant même leur formation, et non en référence à un état futur plus achevé qui les finaliserait (p. 297-298). Pour que les espèces – ainsi le lion, la colombe, le léopard, le lys, etc. – puissent représenter des vertus ou des réalités spirituelles, il faut qu’elles soient « dotées de la même stabilité que les réalités immatérielles qu’elles symbolisent » (p. 308). Pour Pierre Damien (docteur de l’Église), les espèces vivantes « ont une place précise dans tout ce que voit Dieu, un topos fixe » (p. 317). C’est ici la notion d’harmonie universelle (retrouvée aujourd’hui par la science de l’écologie) qui interdit le chaos permanent auquel aboutiraient des espèces évolutives. À noter que l’auteur, fidèle à la vision chrétienne du cosmos, mentionne que si les espèces sont voulues pour elles-mêmes, elles sont aussi, en ultime instance, finalisées par l’homme, sommet de la création.

Ces quelques lignes suffiront aux lecteurs du Cep pour apprécier et vouloir lire et faire connaître cet ouvrage de grande valeur, tant par l’authenticité de la démarche que par la finesse des arguments. Signalons la préface et la postface données par deux scientifiques réputés, Jacques Vauthier et Pierre Perrier. Du préfacier, le mathématicien J. Vauthier, nous retiendrons cette formule (qui suit l’énoncé de ses réserves sur la théorie du Big bang) : « Enfin, la “paléopoésie”, qui enveloppe l’avènement de l’espèce humaine, apparaît comme un symptôme de cette volonté d’imposer un matérialisme stérilisant et même angoissant » (p. 11).

On pourra se demander : comment le P. Nguyen a-t-il pu trouver de telles cautions et être diffusé par Hachette, tout en défendant une thèse « scientifiquement incorrecte » ? La réponse semble être que l’auteur a pris soin de se démarquer par rapport aux thèses qui auraient pu lui valoir l’étiquette mortelle de « créationniste ». Sur la forme, il s’en dissocie en écrivant : « L’entérinement de la stabilité des espèces, tout en confirmant une Création ex nihilo, n’invalide pas une certaine vision évolutive, que ce soit au sens d’une apparition échelonnée des espèces au cours du temps, selon l’acte fulgurant de Création précédemment défini, ou bien d’une capacité d’adaptation reconnue à chacune, telle que présentée au chapitre IV » (p. 335). Sur le fond, l’auteur ne conteste pas la chronologie longue de la terre et de l’univers. Il insiste sur la « fulgurance » de chaque acte créateur, ce qui « ne dit pas forcément que toute la Création s’est faite en même temps ». Il y a bien « projet pensé en amont, ordonné, formant un tout profondément uni, mais dont la réalisation à l’échelle du temps peut être échelonnée. En revanche, les premiers individus de chaque espèce ont été faits de manière instantanée, fulgurante » (p. 334). On pourrait alors imaginer que Dieu est intervenu à chaque étape, tout au long de millions d’années, pour donner naissance aux différentes espèces.

Il convient ici de faire remarquer qu’il existe une doctrine catholique de la Création, doctrine bien oubliée aujourd’hui, mais formulée notamment aux conciles de Latran IV (1225) et de Vatican I (1870), qui affirme une création « au commencement » (c’est-à-dire durant les Six Jours), si bien que la Chute (et donc la mort et la fossilisation) n’ont pu apparaître qu’après la création d’Adam. Les innombrables preuves de coexistence entre les dinosaures (dragons) et l’homme l’indiquent assez. Mais ne boudons pas notre plaisir à lire cet ouvrage revigorant : heureuse indétermination (sur la chronologie), si elle permet une diffusion qui serait interdite à un auteur trop vite catalogué !

(Montrouge, Éd. du Jubilé, 2014, diffusion Hachette, 360 p., 22€).


1 Pluriel du mot grec  logos «parole, raison » ; au pl. : « sciences ».

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