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Par Ernest Hello

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SCIENCE ET TECHNIQUE
« Les rationalistes fuient le mystèrepour se précipiter dans l’incohérence »
(Bossuet)

La Science éparpillée1

Résumé : Pages publiées en 1872 par un penseur chrétien trop peu connu, situé comme à mi-chemin entre Newton et nous, mais déjà conscient des coups dont la pensée moderne, rationaliste et matérialiste, allait mutiler la science (entendue comme la connaissance vraie du monde réel, et non comme une collection de savoirs disparates mais faciles à enseigner, d’où leur nom de « disciplines »). Pour Ernest Hello, c’est dès le seizième siècle que la révolte s’introduisit dans la science, avec cette idée : « Il est vrai que Dieu existe, mais, pour être savant, l’homme doit faire comme s’il n’existait pas. » Or, en s’écartant de la vérité centrale, qui est Dieu, les sciences, tels les rayons d’une roue, s’écartent aussi les unes des autres et rendent impossible les intuitions synthétiques dont se nourrit la connaissance véritable.

L’immense édifice de la science moderne commença bien plus tôt qu’on ne le supposait il y a cinquante ans.

Je me garderai bien de dire que le moyen âge ait tout fait. Mais il faut rendre justice aux siècles comme aux hommes. Le moyen âge a travaillé immensément : il a pénétré très avant dans la nature des choses. Enfin, et voici sa gloire : il n’a jamais regardé la création comme une chose à part, isolée du Créateur.

Ce fut précisément cette alliance des sciences et de la Science qui lui a valu le mépris des trois derniers siècles. On s’est moqué du moyen âge, parce qu’il parlait de Dieu à propos de tout, et de tout à propos de Dieu. On s’est moqué du moyen âge, parce qu’on a voulu regarder la nature, dans l’oubli de son auteur, la regarder détachée, isolée, la scruter avec des instruments matériels, l’examiner comme un objet, sans respect pour elle, et sans souvenir pour son principe.

On a cru que la Science serait plus précise, plus clairvoyante, plus incisive, plus maîtresse, si son regard, détaché du ciel, fouillait la terre, bien loin de Dieu.

On a cru qu’elle aurait la réalité, si elle perdait l’idéal : on a cru qu’elle gagnerait en profondeur tout ce qu’elle perdrait en hauteur.

La science, il y a trois cents ans, descendit de la montagne où elle avait grandi et où elle allait fleurir sous les rayons de la croix et arriva, il y a cent ans, à ce ravin où, ne levant plus les yeux, elle prit le ciel pour un rêve. C’est qu’elle était descendue si bas qu’elle commençait à mépriser. Quum in profondum venerit, contemnit.

Pour mesurer l’horreur de ce second adultère, il faut jeter un coup d’œil sur l’admirable union des sciences et de la Science, union qui était commencée et qui allait éclater dans la lumière, quand Descartes et Bacon ont paru.

La tendance du moyen âge fut de sentir partout la vie, de ne rien isoler, et d’assister au travail intérieur de la création.

L’antiquité avait été singulièrement privée du sens intime de la vie. L’élément, ou les éléments, dont elle supposait le monde formé ressemblaient au ressort d’une montre qui joue mécaniquement. Pour Thalès, c’était l’eau ; pour Xénophane, la terre ; pour Phérécide, l’air ; pour Héraclite, le feu. Empédocle les avait réunis tous les quatre. Mais ces hypothèses se promenaient autour de la création, comme des profanes autour d’un temple, et ne pénétraient pas dans le sanctuaire. Elles se tenaient à distance de la vie, comme si elles eussent eu peur d’approcher, et peut-être, en effet, avaient-elles peur d’approcher.

La Science du moyen âge arrive et dit :

Les êtres en général ont deux constitutifs métaphysiques, la Puissance et l’Acte.

Les composés en général et les corps en particulier ont deux éléments physiques, la matière et la forme.

La matière et la forme sont dans l’être physique ce que la puissance et l’acte sont dans l’être métaphysique.

Voici un grain de café. Vous pouvez le détruire, mais, après l’avoir détruit, essayez de le refaire ou essayez d’en faire un autre.

Analysez toutes les substances qui le composent, ensuite procurez-vous une à une toutes ces substances et essayez de faire un grain de café. Pourquoi l’entreprise est-elle impossible ?

C’est que le grain de café possédait, outre les substances dont il était composé, quelque chose que vous avez pu lui ôter, et que vous n’avez pu lui rendre ; ce quelque chose est absolument distinct des substances séparées que le corps décomposé vous a présentées une à une. Or, ce quelque chose, c’est la forme.

Par la vertu de la forme, le grain de café était du café et non du cacao. La forme le déterminait dans un genre de substance et lui donnait l’être du café.

Chose admirable ! Pour avoir la science de la matière, il faut d’abord avoir la science de la forme, vertu invisible qui la substantifie, la spécifie et l’individualise. En d’autres termes, le matérialisme est la négation absolue de la Science des corps.

Le pain que l’homme mange devient chair et sang de l’homme. Le pain change donc de substance en changeant de forme. (Il est bien entendu que je prends ici le mot forme dans son acception philosophique.)

La transsubstantiation naturelle est donc la loi de la vie.

Par la corruption, la matière passe d’une forme supérieure à une forme inférieure ; par la nutrition, la matière passe d’une forme inférieure à une forme supérieure.

La substance qui va germer perd d’abord sa forme substantielle et commence par se corrompre autour du germe, point immortel, qui se nourrit de la substance du grain en décomposition, et est le symbole de la résurrection.

Et quand le Fils de Dieu a dit : Nisi granum frumenti, cadens in terram, mortuum fuerit, ipsum solum manet ; si autem mortuum fuerit, multum fructum affert.

Il a posé la loi de la création, la transmission de la vie et de la mort.

Si nous nous servons de cette loi pour nous élever à la loi dont elle est le reflet, le grain de froment va tourner nos regards vers Celui qu’il symbolise : nous allons voir la vie et la mort se rencontrer sur le Calvaire, et la Science va s’asseoir, à sa place, près de la croix, sur son trône.

En effet, quelle est son œuvre ?

Cherchant partout l’image ou le vestige de Celui qui est, elle recherche et constate comment il a donné aux créatures d’être sans être, comme lui, par elles-mêmes, et de donner l’être, puisqu’elles se transmettent la forme les unes aux autres, sans être, comme lui, créatrices. Plena est omnis terra gloria ejus ! Ce n’est pas une phrase sonore, c’est une réalité.

La science est chargée de découvrir à quel point les mondes sont imbibés de la miséricorde éternelle.

Nous avons jeté un coup d’œil sur la Science dans l’antiquité et sur la Science dans le moyen âge. En effet, le dix-neuvième siècle jette tous les fleuves dans la mer. Il faut, pour le comprendre, suivre sur la carte la route que les fleuves ont tracée, pendant leur cours, dans la campagne.

Or, à partir de Descartes, la Science eut la pensée de se séparer de Dieu, pensée étrange, dont l’habitude seule nous empêche de nous étonner dans la mesure où elle est étonnante. Etonner veut dire foudroyer, et le foudroiement est la seule action naturelle qui ressemble à ce que devrait éprouver l’homme, quand il voit que les hommes ont entrepris de faire une science sans Dieu.

Le seizième siècle, qui fit la révolte de la Science, éveille dans l’esprit le souvenir de la catastrophe paradisiaque. Chose remarquable ! Il ne songea pas à nier Dieu, mais il songea à se passer de lui dans la Science. Il admettait Dieu, mais désirait l’éloigner, et l’Arche sainte où il le plaçait avec un respect ennemi était un moyen de l’oublier.

Il est vrai que Dieu existe, disait le seizième siècle, mais, pour être savant, l’homme doit faire comme s’il n’existait pas. Puisque Dieu existe, il est nécessairement la vérité. Essayons donc, aurait dit le seizième siècle, s’il eût été franc, essayons de nous passer de la vérité en nous occupant de la science. Créons une science en dehors du Dieu qui est vérité, séparons la Science de la vérité.

Il ne l’a pas dit avec cette franchise, mais il l’a fait avec cette brutalité.

L’idée de l’indépendance s’est encore présentée à l’esprit humain, et il en est résulté des hallucinations.

L’homme a pensé qu’il était honteux pour lui d’être soumis, dans la Science, aux affirmations de la vérité, et qu’il serait plus glorieux quand il ne relèverait que de ses propres études.

Et la Science a accepté le rôle qui lui était donné. Oubliant que sa vie est la connaissance de la vérité, elle a consenti à se décapiter, à se suicider, en se séparant du principe et de la fin pour laquelle elle existe. Elle a consenti à être la connaissance du faux, car, en dehors du vrai, il n’y a que le faux.

Ayant consenti à être la connaissance du faux, elle s’est admirée elle-même, elle s’est complue dans sa force et son indépendance, car l’amour-propre grandit toujours avec la honte.

Le jour où le crime fut accompli, la Science tomba foudroyée ; car elle ne se priva pas seulement des lumières surnaturelles que seize siècles avaient allumées devant elles : elle se sépara intérieurement, par l’esprit de révolte qui entra en elle, de l’ordre naturel. L’union nécessaire, évidente, de la Science et de la vérité commence dans l’ordre naturel et se consomme dans l’ordre surnaturel. L’esprit de révolte qui s’insinua dans la Science rompit avec l’un et avec l’autre, sous prétexte d’étudier le premier, sous prétexte de respecter le second.

Voici une loi générale :

L’esprit de révolte est hostile à toute science, parce que la Science suppose l’adhésion de l’intelligence à la nature des choses ; aussi, quand il est entré, l’esprit de révolte ne s’arrête pas aux négations logiques qu’entraîne sa première négation. Il va devant lui, dans la négation, niant pour le plaisir de nier, et s’enfonçant dans les ténèbres parce qu’il les aime. Hegel est fils de Descartes, non par la logique de la raison, mais par la logique du cœur. Les raisonnements de Descartes n’appellent pas forcément ceux d’Hegel ; mais l’Esprit qui a fait Descartes a éveillé l’esprit qui a fait Hegel.

L’ordre naturel s’est couvert aussi d’un voile, parce que l’œil qui avait voulu l’étudier n’était pas pur, et l’homme a fini par nier Dieu, parce qu’il avait regardé la création avec les yeux d’un révolté.

Alors les nations virent un spectacle extraordinaire, mais non pas inouï: les sciences se détachèrent de Dieu, et, par une justice qu’elles n’évitèrent pas, se détachèrent les unes des autres. Leur adhérence réciproque fut détruite quand elles cessèrent d’adhérer à l’unité de Dieu. Ne tenant plus à lui, elles ne tinrent plus entre elles.

Les sciences se livrèrent néanmoins à une multitude de recherches, elles possédèrent des connaissances nombreuses. Elles étudièrent, avec un soin minutieux et un travail infatigable, les manières d’être des choses, mais elles perdirent l’unité qui constitue la Science et qui est le nom de sa gloire.

Elles crurent même (il faut parler d’elles au pluriel) que la science philosophique pouvait gêner les connaissances de détail qui étaient devenues l’objet de leur ambition, que l’Etre était un rêve dont la préoccupation pouvait gêner ceux qui avaient le microscope à la main pour regarder les êtres. Elles ne descendirent pas d’un seul bond à ce degré : elles mirent deux siècles à faire cette chute qui dura du seizième au dix-huitième siècle, de Descartes à l’Encyclopédie. L’Encyclopédie représente l’état des sciences détachées de Dieu, détachées de la science, penchées sur les animalcules microscopiques, niant tout ce qu’elles ne voient pas, ne comprenant rien aux petites choses qu’elles voient, parce qu’elles ont perdu la clef des êtres, mais cherchant à découvrir les détails de la création ; heureuses et fières quand, à force d’aveuglement, elles croyaient trouver dans un fait qu’elles voyaient mal, l’occasion de railler une vérité qu’elles ne voyaient pas.

La Science doit proclamer l’harmonie des faits qu’elle observe avec les vérités qui les contiennent, les embrassent et les dominent.

Les sciences au dix-huitième siècle oublièrent les vérités de la création, dénaturèrent les faits de la création et mirent leur bonheur à proclamer la contradiction de ces faits dénaturés et de ces vérités oubliées. Ces deux ignorances venant au secours de la mauvaise volonté, le dix-huitième siècle jeta sur la nature un regard trouble et impur, et l’Encyclopédie parut.

L’esprit du dix-huitième siècle fut un souffle empoisonné qui semblait avoir la propriété de s’infiltrer à travers les pores dans le sang et de faire tomber en pourriture la substance qu’il pénétrait. Ce souffle toucha la Science : elle disparut pour faire place aux sciences.

Ce souffle toucha l’Art : il disparut pour faire place aux arts. L’élément spirituel, qui garde l’unité, s’envola et, la substance des êtres, abandonnée de l’esprit, s’en alla en poussière. Florian représenta la littérature, Boucher et Fragonard représentèrent la peinture, Voltaire représenta la philosophie, les Encyclopédistes représentèrent la Science. C’était la poussière qui régnait.

Ainsi se montra la loi des rayons du cercle. Plus ils s’éloignent du centre, plus ils s’éloignent les uns des autres.

« S’ils s’en éloignent davantage, dit saint Denys, ils continuent à se séparer dans la même proportion ; en un mot, plus ils sont proches ou distants du point central, plus aussi s’augmente leur proximité ou leur distance respective. »

Ainsi plus les branches de la Science et de l’Art, qui sont les rayons d’un cercle, s’écartent de la vérité, plus elles s’écartent les unes des autres, et quand elles ont tout à fait perdu de vue la vérité, elles se perdent de vue les unes des autres.

1 Extrait du chef d’œuvre d’Ernest Hello : L’Homme – La vie – La science – L’art (1872), Rééd. Perrin, Paris, 1921, pp 184-192.

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