Saint Herménégilde

Par Jean de Pamplona

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Résumé : Après un rappel très succinct des principaux événements vécus par l’Espagne des premiers siècles, est exposée l’histoire du prince wisigoth Herménégilde et son rôle dans le retour de son pays à la foi catholique. L’auteur propose un rapprochement suggestif entre la conversion du royaume franc sous Clovis, en 496, et celle du royaume wisigothique sous Récarède en 586, avec l’analyse des ressemblances et des différences.

Le contexte historique

Les premiers occupants de la péninsule (2ème et 1er millénaires), les Ibères1, se mélangèrent aux Celtes venus de la région du Danube au cours du 1er millénaire avant Jésus-Christ. Ensemble ils formèrent le peuple Celtibère, qui subit la domination carthaginoise lors de la 2ème guerre punique (218-201 avant Jésus-Christ) puis le joug romain (205 à 133 avant Jésus-Christ). Des comptoirs phéniciens (dès -1100 a. c.) puis grecs (dès -600 a. c.) s’étaient installés en région côtière.

Siège d’une brillante civilisation avant la conquête romaine, l’Hispania2 assimila très rapidement la culture latine, donnant naissance à des hommes illustres, écrivains et empereurs. Christianisée par saint Jacques le Majeur et quelques disciples débarqués à Gadès (Cádiz), la prédication de l’Evangile y prit une grande extension, jusqu’en Galice et en Catalogne. Toute la péninsule est devenue chrétienne en 395.

Les persécutions de Dioclétien, de 303 à 305, firent de nombreux, martyrs jusqu’au règne de Constantin (avec l’édit de Milan de 313 et la conversion de l’empereur en 337). Un des conseillers de Constantin, Hosius, évêque de Córdoba, combattit l’arianisme au concile de Nicée en 325. Les invasions barbares, à partir de 409 (Vandales, Suèves, Alains), inaugurèrent une période confuse jusqu’à l’installation par étapes du royaume wisigoth de 412 à 478. Les Wisigoths  repoussèrent les Vandales en Afrique et les Suèves en Lusitanie. Ils furent rejoint en 507 par les troupes du roi Alaric II, chassées d’Aquitaine par Clovis après la bataille de Vouillé.

Notons que les populations celtibères des Monts Cantabriques3 (situés en limite de la Vieille Castille, des Asturies et de la Galice, au nord de León et de Burgos) ne furent jamais soumises par les envahisseurs carthaginois, romains, germains ou musulmans, et restèrent ensuite des foyers de solide chrétienté. Avec les réfugiés wisigoths ces foyers constituèrent la base de départ de la « reconquista » contre la domination arabe (avec le royaume des Asturies4 fondé par Don Pelayo en 718 après la victoire de Covadonga,  devenu royaume de León en 914, puis rattaché à la Castille en 1230).

L’Espagne des Vème et VIème siècles

La royauté élective des peuples germaniques, bien adaptée à de petites communautés guerrières, tendit à se transformer en royauté héréditaire avec l’agrandissement des territoires et l’installation définitive dans les pays conquis, probablement sous l’influence romaine et chrétienne. Mais avec un effet de démembrement qui apparut à chaque succession, car le royaume était considéré comme une possession personnelle du roi, puis partagé entre les princes héritiers.

L’empire romain tenta d’assimiler les envahisseurs en attribuant le statut de « fédérés » à certaines peuplades germaniques et en les intégrant dans le dispositif de défense des frontières (le limes). C’est ainsi que des Wisigoths furent appelés pour chasser les Vandales de l’Espagne : Ataulfo et Wallia en Catalogne en 414-441, puis Euric en 468-478, lequel consolida cette emprise sur les anciennes provinces romaines. En 554, le roi des Wisigoths, Athanagilde, régnait sur l’Espagne, hormis la frange ouest occupée par les Suèves (Galice et nord de la Lusitanie), et le sud du pays aux mains des Byzantins (la Bétique). Son frère Léovigilde, roi de 568 à 586, étendra le royaume sur toute la péninsule ibérique. De sa première femme Théodosie, Léovigilde eut deux garçons : Herménégilde et Récarède. Devenu veuf, il épousa Goswinde, veuve de son frère et mère de Brunehaut. Brunehaut fut mariée à Sigebert, petit-fils de Clovis et roi d’Austrasie. Francs ou Wisigoths, ces Germains, avaient un sens poussé de la famille et combinaient les alliances matrimoniales pour consolider les accords politiques5.

Saint Herménégilde

Du vivant de leur père, en 573, Herménégilde et Recarède furent associés au pouvoir, le premier à Séville, le second à Tolède. Pour resserrer les liens avec les Francs, Léovigilde et Goswinde arrangèrent en 579 le mariage  d’Herménégilde avec Indegonde (ou Ingonde, ou Ingolde), princesse catholique franque, fille de Brunehaut et de Sigebert, donc petite-fille de Goswinde et arrière-petite-fille de Clovis par Clotaire Ier, nièce de Chilpéric Ier  l’époux de Frédégonde6, nièce encore de Caribert et de Gontran, soeur de Childebert II et de Clodovsinthe. Or les Goths professaient l’arianisme depuis l’évangélisation des peuplades du Danube par Wulfila (v. 311-383) et la conversion d’Athanaric en 348.

Indegonde et l’évêque de Séville saint Léandre entreprirent la conversion d’Herménégilde et de Récarède qui furent baptisés. La réaction de Goswinde, arienne fanatique, fut très violente. Déjà indisposée par la conversion de sa fille Brunehaut, devenue reine d’Austrasie, et attribuant toute la responsabilité du revirement de ses beaux-fils à sa petite-fille et belle-fille Indegonde, elle s’employa à la faire abjurer par des menaces puis des sévices. Indegonde tint bon, mais Herménégilde fut pris d’une grande colère qui indisposa son père contre lui. Récarède abjura et Herménégilde et Indegonde se réfugièrent à Séville, soutenus par la minorité catholique et les évêques non ariens. Le roi s’efforça  d’isoler son fils en achetant la neutralité des Byzantins d’Andalousie et en adoucissant les prétentions7 ariennes contre les catholiques. Il déclencha des persécutions contre les évêques fidèles à son fils et engagea les hostilités en 583 avec le siège de Séville. Le prince avait sollicité en vain l’appui des Byzantins présents en Espagne ; il envoya saint Léandre en ambassade à Byzance (579-582) auprès de l’empereur Tibère II puis de son successeur Maurice. Mais ces derniers étaient trop occupés avec les Perses et les Lombards pour penser à l’Andalousie.

Après deux années de siège, Indegonde persuada son époux de se réconcilier avec son père et son frère, ce qui eut lieu, au grand effroi de Goswinde. Celle-ci, craignant des représailles, sut convaincre Léovigilde que son fils agissait par fourberie et qu’il fallait exiger son retour à l’arianisme comme preuve de soumission filiale. Sur le conseil d’un ami, Herménégilde avait envoyé sa femme et son jeune fils à Carthage, ce qui ne joua pas en sa faveur. Devant son refus d’abjurer, il fut jeté en prison et chargé de chaînes. Son père lui envoya un évêque arien pour la messe de la vigile de Pâques. Herménégilde reprocha au prélat son hérésie, refusa la communion de ses mains et demanda la venue d’un prêtre catholique pour l’assister. A cette nouvelle, son père entra dans une terrible colère et envoya des hommes d’armes exécuter son fils. Il eut le crâne fracassé d’un coup de hache le 13 avril 586 à Tarragone. Son épouse et son fils demeurèrent en Afrique.

Léovigilde mourut peu après, sans avoir abjuré mais confiant à saint Léandre son dernier fils Récarède. Celui-ci renonça à l’hérésie avec son peuple en 587 et régna jusqu’en 601. La conversion du royaume fut officialisée lors du 3ème concile de Tolède en 589, malgré l’opposition acharnée de Goswinde et de quelques évêques ariens.

Saint Herménégilde est le patron de Séville. Il fut canonisé par Sixte V, et son culte étendu à toute l’Eglise par Urbain VIII. Sa fête est le 13 avril.

Quelques commentateurs ont critiqué son attitude de rébellion, d’autres l’ont accusé d’avoir recherché le martyre. Aucune de ces opinions ne tient devant l’examen des faits. Saint Herménégilde a été tué en haine de la foi, victime de l’aveuglement de son père et des machinations des ariens, en particulier de sa belle-mère Goswinde.

L’iconographie représente le saint avec les attributs royaux : couronne, sceptre et manteau, et les chaînes, la hache et la palme du martyre, ainsi que le chrisme A   W des opposants à l’arianisme. Ferdinand VII (1784-1833) fonda l’ordre militaire de Saint-Herménégilde.

L’Eglise n’a pas reconnu les mérites de son épouse Indegonde, mais il est certain qu’elle eut part à la conversion et à la persévérance de son mari. Récarède épousa la soeur d’Indegonde, Clodovsinthe. Il prit saint Léandre et saint Isidore comme conseillers. Ceux-ci achevèrent de consolider la catholicité du royaume.

Saint Léandre

Aîné d’une famille de saints, fils de Sévérianus (gouverneur de Cartagène) et de Théodora, frère de saint Isidore, de saint Fulgence, et de sainte Florentine, il joua un rôle décisif dans le retour de son pays à la foi de Nicée. Formateur de la jeunesse, il est célèbre pour la qualité des écoles qu’il fonda. Evêque de Séville jusqu’à sa mort, il eut ses frères pour disciples. Saint Isidore lui succéda et poursuivit son oeuvre. Saint Léandre fut un grand ami de saint Grégoire le Grand qu’il connut à Constantinople lorsque celui-ci était légat du pape Pélage II, de 579 à 586. Ils échangèrent une correspondance suivie.

Dans ses récits, saint Grégoire attribue la conversion de l’Espagne à l’intercession de son royal martyr Herménégilde. Le pays connut une chrétienté florissante jusqu’à l’invasion musulmane, invasion d’ailleurs prédite par saint Isidore un siècle auparavant. Saint Isidore composa la liturgie improprement nommée mozarabe qui fut conservée intacte par les chrétiens sous domination musulmane.

Conversions de la France et de l’Espagne

Les personnages et le décor en présence sont similaires : roi, reine catholique, saint évêque, société romanisée, christianisée, gouvernée par une poignée de guerriers « barbares » mais respectueux de la culture romaine.

A cette époque les liens entre les familles régnantes franque et wisigothiques sont très étroits. La conversion de Clovis par sainte Clotilde et saint Rémy a porté ses fruits au delà des Pyrénées et de la Manche par l’intermédiaire des princesses catholiques Indegonde, Clodovsinthe et Aldeberge (Berthe). Ainsi se réalisait l’influence bénéfique d’une épouse chrétienne, prophétisée par saint Paul dans sa 1ère lettre aux Corinthiens, VII,14).

La différence essentielle réside dans la religion d’origine : il était plus facile de convertir des païens dans l’ignorance de la véritable religion, que des hérétiques péchant par orgueil.

Citons pour terminer une prière à saint Herménégilde dans l’Année Liturgique de  Dom Guéranger : « Rendez-nous fermes dans la foi, dociles à l’enseignement de la Sainte Eglise, opposés à toute erreur et à toute nouveauté.Veillez sur l’Espagne votre patrie, qui doit à votre sang versé en témoignage de la vraie foi tant de siècles de pure orthodoxie ; préservez-la de toute défection, afin qu’elle ne cesse jamais de mériter le beau titre qui fait sa gloire. »8  

Conclusion      

On lit à la collecte de la messe du 13 avril : « Dieu qui avez appris au bienheureux Herménégilde, votre martyr, à faire passer le royaume du ciel avant les royaumes de la terre, donnez-nous de mépriser comme lui les biens périssables et de nous attacher aux biens éternels« . Nous ferons nôtres ces belles prières, en pensant à l’avenir des nations européennes.

Quelques repères chronologiques

v. 1600 a.c. Fondation de Gadès (Cádiz).

814 a.c. Fondation de Carthage.

753 a.c. Fondation de Rome.

226 a.c. Fondation de Cartagena par les Carthaginois.

104 a.c. Les Celtibères repoussent les Cimbres et les Teutons.

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325. a.d. 1er Concile oecuménique de Nicée (condamnation de l’arianisme, fixation de la date de Pâques, symbole).

381. 2ème Concile oecuménique de Constantinople.

400. 1er Concile national de Tolède (contre l’hérésie des priscilliens).

410. Sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric.

439. Prise de Carthage par les Vandales de Genséric.

447. 2ème Concile de Tolède.

455. Sac de Rome par les Vandales.

533-534. Reconquête de l’Afrique du nord par les Byzantins sur les Vandales.

543-600. Peste noire en Europe.

555. Reconquête de l’Italie par les Byzantins sur les Ostrogoths.

589. 3ème Concile de Tolède, conversion officielle de l’Espagne (5 archevêques, 62 évêques).

615. Prise de Jérusalem par les Perses.

633. 4ème Concile de Tolède (Les écoles fondées par saint Léandre et saint Isidore sont étendues à toute l’Espagne).

638. Prise de Jérusalem par les Arabes.

698. Prise de Carthage par les Arabes.

711. Prise de Tolède par les Arabes; le roi Rodéric est tué.

Repères biographiques

St Martin de Tours (v. 315-397).

Clovis (465-511).

St Benoît (v. 480-547).

St Grégoire de Tours (538-594).

St Grégoire le Grand (v. 540-604), pape de 590 à 604.

St Léandre (v. 535, v. 600) fête le 27 février (romain) le 13 mars (mozarabe).

St Isidore (560-636), fête le 4 avril, déclaré docteur de l’Eglise en 1722 par Innocent XIII.

Ste Florentine (U  633), abbesse de Sta Maria del Valle, fête le 14 mars.

St Fulgence (U 632), évêque d’Ecija en 579, fête le 14 janvier, patron de Cartagena.

St Martin de Braga, évêque (U v. 589), originaire de Pannonie comme saint Martin de Tours.

Bibliographie sommaire

Grégoire le Grand. Dialogues, livre III, ch. XXXI.

Grégoire de Tours. Histoire des Francs. t. V, ch. XXXIX.

Acta Sanctorum, 13 avril.

Petits Bollandistes, 13 avril, t.4, 1872.

Mariana. Hist., t.V, ch. XII.

Flores. España Sagrada, t.V, ch. II.

A.Baillet. La Vie des Saints. Ganeau, éd. 1734.

RR.PP. Bénédictins. Vies des Saints et Bienheureux (Letouzey et Ané 1946).

P. de Labriolle. Histoire de l’Eglise. Bloud et Gay, 1936.

L.J. Bord. Les Mérovingiens. Ed. de Chiré. 1981.

Dom Guéranger. L’année liturgique. Temps Pascal (DMM 1981).

Tableau récapitulatif des conversions

Peuple et Religion  RoiReineEvêqueDatePays actuel
Suèves (Arianisme)   (Arianisme)Rechiaire     Théodomir Martin de Braga448 456   560Portugal, Galice   Portugal Galice
Francs (Paganisme)  ClovisSte Clotilde Rémy496France Belgique
Lombards (Arianisme)  AgilulfThéodelindeColomban580Italie du Nord  
Wisigoths (Arianisme)  Herménégilde RécarèdeIndegonde ClodovsintheLéandre Isidorev. 580 587Espagne  
Angles (Paganisme)  EthelbertAldebergeAugustin597Angleterre

Notes :

Clotilde : princesse burgonde catholique, épouse de Clovis.

Théodelinde : princesse bavaroise catholique.

Indegonde : princesse franque catholique, fille de Sigebert et de Brunehaut, arrière-petite-fille de Clovis et Clotilde.

Clodovsinthe : soeur d’Indegonde, et épouse de Récarède.

Aldeberge (Berthe) : fille de Charibert, petite-fille de Clovis et de Clotilde, cousine d’Indegonde.

St Colomban : moine irlandais, fondateur du monastère de Bobbio (ville d’Emilie en Italie).

St Augustin de Cantorbéry : moine bénédictin envoyé par saint Grégoire en Angleterre avec 40 compagnons.


1 Iberia, nom donné à l’extrémité de l’Europe occidentale, mais aussi à l’antique Géorgie orientale (la Géorgie occidentale étant connue sous le nom de Colchide).

2 Hispania, Spania : deux étymologies très différentes. Phénicienne ou punique : « l’île aux damans«  (i-span) ; grecque : « terre du couchant » (Esperia).

3 Garanbandal se trouve à l’extrémité est de cette chaîne montagneuse.

4 L’héritier de la couronne d’Espagne prendra en 1388 le titre de Prince des Asturies. A rapprocher du Prince de Galles en Angleterre (depuis 1301) ou du Dauphin en France (depuis 1349).

5 Cette particularité, ajoutée à la fréquence des homonymes et à la mobilité des populations, rend la tâche ardue aux historiens. Ces liens, comme les liens du sang, n’empêchaient pas toujours les guerres et massacres « en famille », les mérovingiens de Franc le montrent aussi bien.

6 « Le Néron et l’Hérode de notre temps« , selon le mot de St Grégoire de Tours

7 Par exemple, les ariens acceptèrent de ne plus rebaptiser les catholiques qui abjuraient.

8 NdA. Ce titre est « Espagne la catholique« .

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